Le colonel Roussillat et le SDECE face au FLN (I)

Robert Roussillat (1919-1991)

    Même s’ils s’en sont fait une spécialité, le Mossad, le KGB ou l’UDBA yougoslave n’ont pas été les seuls services spéciaux à avoir pratiqué l’assassinat politique. Certes à une échelle bien moindre, la France a elle aussi eu recours à ce genre de pratiques (pourtant fermement condamnées par les conventions internationales dont elle est signataire). Il est vrai que les autorités françaises n’ont perpétré des « opérations Homo » que pendant un laps de temps relativement court, et plus exactement entre 1956 et 1960, c’est-à-dire au plus fort de la guerre d’Algérie1.

    A une époque où les états-majors pensaient encore pouvoir régler la question coloniale par la force, ils n’ont effectivement pas hésité à engager une véritable campagne d’éliminations ciblées dont la planification et l’exécution ont été confiées au SDECE, le service de renseignement extérieur. Pendant près de quatre années, près de 600 agents ou intermédiaires liés à cette institution ont ainsi mené plusieurs centaines d’opérations à travers une vingtaine de pays, tuant ou blessant au passage près de 400 personnes.

     Cet épisode a souvent été raconté, que ce soit par des journalistes (R. Faligot, V. Nouzille, etc) ou bien par certains de ceux qui en ont été les acteurs (R. Maloubier, T. Melero, C. Melnik, R. Muelle). Il ne s’agira donc pas ici de faire preuve d’originalité et nous invitons donc tous ceux qui souhaiteraient obtenir des détails à consulter les ouvrages cités dans la bibliographie.

     En revanche, le rôle joué par celui qui a été placé au cœur de cette politique, le colonel de l’armée de l’air Robert Roussillat, n’a jamais été clairement évoqué. Et pourtant, cet officier a dirigé le Service Action, le bras armé du SDECE, entre 1957 et 1962, et l’on sait que cette unité a été le principal instrument de cette campagne d’éliminations ciblées. A travers cette étude, nous pourrons par ailleurs constater que le SA a joué un rôle majeur dans bien d’autres aspects du conflit algérien, ce qui permet de considérer le colonel Roussillat comme ayant été l’un des acteurs les plus importants de cette guerre, bien qu’il soit resté l’un des plus méconnus.

     Comme toujours lorsqu’il s’agit des services spéciaux et vu la minceur des archives disponibles, nous tenons a préciser que beaucoup des éléments présentés ici restent à prendre au conditionnel, en attendant qu’un chercheur curieux et tenace parvienne un jour à nous livrer une véritable somme sur le sujet.

      Dernier point, nous tenons également à rappeler qu’il ne sera pas question ici de porter un jugement moral, qu’il soit positif ou négatif, sur les faits présentés, mais simplement d’essayer de les décrire afin de mieux pouvoir les comprendre. Chacun pourra ensuite se faire son opinion en fonction de ses valeurs et de ses convictions.

. Le jeune officier (1938-1942)

     Avant de revenir plus en détail sur l’affaire algérienne et sur le rôle qu’y a joué le SDECE, il importe d’évoquer un peu ce qu’a été la carrière de Robert Roussillat. En effet, l’examen de son passé et de sa formation aidera à replacer son action dans un contexte plus large, ce qui permettra ainsi de mieux la saisir.

     Robert Alexandre Guy Roussillat est né le 10 juillet 1919 à Keryado, une commune située dans la banlieue nord de Lorient2. Fils d’un officier vétéran de la Grande Guerre, il grandit dans un milieu de notables patriotes très conservateurs. Inscrit au lycée Dupuy-de-Lome de Brest, c’est un élève calme et réfléchi. Après avoir décroché son baccalauréat en octobre 1936, lui qui aime à la fois l’armée et les matières techniques prépare le concours d’entrée à l’école de l’air, où il sera brillamment reçu en juillet 1938 (promotion du lieutenant-colonel Mailloux).

     L’école de l’air, qui a ouvert ses portes à peine quatre ans plus tôt à Salon-de-Provence, près de Marseille, a pour objectif de former les futurs officiers et sous-officiers aviateurs de l’armée de l’air française. Une fois sur place cependant, Roussillat va vite découvrir que, par manque de moyens, les cours se déroulent souvent dans de simples baraquements et que les élèves font essentiellement de l’observation. Étudiant appliqué, il obtient ainsi son brevet d’observateur. Doté d’un tempérament plutôt jovial, il se fait aussi de nombreux amis, dont certains le resteront par la suite.

     En août 1939, devant l’imminence d’un conflit, l’état-major décide de déplacer l’école, car on juge que Salon-de-Provence est trop proche de la frontière italienne. D’abord envoyées sur la base aérienne de Bordeaux, les jeunes recrues seront ensuite transférées sur celle de Mérignac, avant d’arriver finalement à Clermont-Ferrand. Du fait de leur jeune âge et de leur inexpérience, elles ne seront pas engagées lors de la campagne de France, dont le dénouement va bien évidemment les plonger dans un profond désarroi. Le 31 août 1940, alors que la plus grande partie du pays est désormais occupée par l’armée allemande, l’école de l’air est officiellement dissoute en application des conventions d’armistice. La promotion se retrouve alors éparpillée. Beaucoup d’élèves sont envoyés en Afrique du Nord, d’autres en Afrique noire et quelques-uns au Moyen-Orient.

     En octobre 1940, avec une partie de ses camarades, Robert Roussillat se retrouve ainsi affecté au Levant, une région stratégique où l’armée de Vichy dispose d’environ 37 000 soldats (dont 8 000 métropolitains et 25 000 locaux) placés sous le commandement du général Henri Dentz. L’armée de l’air, dirigée pour sa part par le général Jean-François Jannekeyn, compte environ 300 avions, répartis en plusieurs formations : deux groupes tactiques de chasse (CI III/6 et GC I/7), un groupe de bombardement (I/39), une unité de renseignement (GR II/39) et cinq escadrilles de support. Roussillat se voit intégré pour sa part à l’escadrille d’observation GAO-583, liée au GR II/39. Son unité sera d’abord stationnée à Rayack au Liban, avant d’aller rejoindre la base syrienne d’Alep-Nairab en mars 1941.

     En Syrie, Roussillat va retrouver d’anciens camarades de l’École de l’Air issus de la même promotion que lui, comme André Tatraux et Réné Collongues (qui deviendront tous les deux généraux). A Rayack, et tandis qu’ils sont logés chez l’habitant, les jeunes sous-officiers profitent de leurs permissions pour traîner dans les cafés ou aller au cinéma. Comme la grande majorité de ses camarades, Roussillat estime alors que la légitimité politique se trouve toujours à Vichy et non pas à Londres. Le prestige du maréchal est tel et le choc de la défaite a été si grand que personne ou presque ne remet en cause les orientations du vieux chef. L’idée maîtresse consiste à essayer de sauver tout ce qui peut encore l’être, et avant tout l’empire colonial.

     Mais la guerre, que beaucoup croyaient finie, ne fait en réalité que débuter et le Levant ne va pas tarder à y être entraîné à son tour. Déjà tendue, la situation dans la région finit par devenir explosive lorsque l’ambassadeur allemand, Rudolf Rahn, réussit à convaincre les Français d’autoriser l’usage des aérodromes syriens pour pouvoir acheminer de l’aide vers l’Irak et l’Iran, où le ministre Rachid al-Gaylani et le roi Reza Pahlavi ont déclaré vouloir se placer aux côtés du Reich pour lutter contre l’Angleterre. Un premier contingent de la Luftwaffe arrive ainsi sur place en mai 1941. Cette décision provoquera d’ailleurs quelques tensions parmi la troupe, car la plupart des soldats français auraient souhaité pouvoir demeurer à l’écart du conflit qui s’annonce.

     Mais cette évolution représente aussi et surtout un grave danger pour le Royaume-Uni, qui décide donc de réagir de façon préventive. Dans la nuit du 8 au 9 juin 1941, 35 000 soldats britanniques et 5 000 soldats Français libres pénètrent  au Levant. Surpris, le général Dentz ordonne à ses hommes de résister, mais sans pour autant les autoriser à lancer de contre-offensives, car il ne souhaite pas voir le conflit s’étendre. Les combats se concentrent d’abord dans le sud du pays, principalement le long des frontières syro-jordaniennes et libano-palestiniennes. Contre toute attente, les Français parviennent globalement à repousser les premiers assauts de l’ennemi, si bien que pendant plusieurs semaines, les choses vont assez peu évoluer. A partir du 21 juin 1941, bien décidés à débloquer cette situation, les Britanniques entament une vaste manœuvre de débordement depuis l’Irak. C’est alors que Roussillat va devoir accomplir ses premières missions aériennes. Embarqué à bord de son Potez-63, il décolle de l’aéroport de Hama (où le GAO-583 est désormais stationné) et doit repérer puis mitrailler les convois ennemis. Ces missions périlleuses, menées à travers le désert, lui vaudront d’obtenir au passage la Croix de guerre.

     Mais la lutte est par trop inégale car, contrairement à leurs ennemis, les Français combattent dos au mur et ne reçoivent aucun ravitaillement de la Métropole. A partir du 6 juillet 1941, les fronts Sud et Est commencent à être percés. Des contacts sont bientôt noués entre les deux partis et un cessez-le-feu est instauré le 8 juillet. Le général Dentz entame alors des négociations qui aboutiront finalement à la signature d’une capitulation en bonne et due forme le 14 juillet suivant. Ces quatre semaines de guerre auront été particulièrement meurtrières pour les hommes de Vichy, qui déplorent plus de 1 000 tués et près de 5 400 blessés. L’armée de l’air a payé un tribut particulièrement lourd : sur les 289 avions qu’elle a engagés, elle en a perdu 179 (dont 35 en combat, 23 à l’occasion d’accidents divers, 35 détruits au sol et 68 abandonnés à l’ennemi).

     Comme la grande majorité de ses camarades3, Roussillat refuse pourtant de rejoindre la France libre. Après avoir transité par Baalbeck, il se fait donc réorienter vers l’Afrique du Nord. Nommé au grade de lieutenant, il va faire un court séjour en France (sept. 1941) avant d’être envoyé à Oujda au Maroc, au sein du Groupement de transport 3/15 (décembre 1941).

     Quelques mois plus tard, en novembre 1942, alors qu’il a dû regagner brièvement la France métropolitaine pour y célébrer son mariage, il se retrouve bloqué à Montpellier par l’invasion de la Zone libre. Démobilisé, il retourne alors dans sa ville natale de Lorient, où il est confronté pour la première fois à la dureté de l’occupation allemande. Les dernières illusions qu’il avait sur la conduite politique du maréchal Pétain tombent à ce moment là.

     Après en avoir discuté avec son grand ami Charles Christienne (1920-1989), il décide de rejoindre les rangs de la Résistance. A l’occasion d’un séjour à Paris, les deux camarades parviennent à rencontrer des membres des services secrets britanniques, mais l’idée de devoir passer à la lutte armée sur le sol français ne les enchantent guère. Formés en tant que pilotes, Roussillat et Christienne estiment en effet qu’ils pourraient rendre de meilleurs services à la France libre s’ils parviennent à rejoindre les forces aériennes alliées. Un prêtre résistant, l’abbé Hervé Laudrin (1902-1977), les dirige alors vers les Pyrénées. Mais tandis que Roussillat, Christienne et les membres de leur petit groupe tentent un premier passage, ils sont soudainement abandonnés par leur passeur. Repérés par des gendarmes, ils sont conduits au poste de Saint-Girons (Ariège). Alors qu’ils risquent d’être remis aux Allemands, ils ne devront leur salut qu’à la complicité de quelques gendarmes qui vont les laisser s’enfuir.

     Revenus en Bretagne, Roussillat et Christienne choisissent alors de tenter leur chance par la voie maritime. Ils réussissent bientôt à contacter le réseau Alliance, dont l’un des membres, l’armateur Ernest Sibiril, dirige une filière d’évasion basée à Carantec, près de Morlaix. Le 11 mai 1943, Roussillat, Christienne et dix autres volontaires embarquent ainsi à bord du Tor-e-benn (« Le Casse-tête »), un cotre de 6,7 m commandé par le capitaine Jean Péron. Après être parvenu à éviter les patrouilles de l’armée allemande, pourtant incessantes dans cette zone stratégique, le navire accomplit par gros temps une traversée épique qui va durer près de deux jours. Il réussira finalement à emmener tout son équipage sain et sauf jusqu’en Angleterre.

     Débarqués à Porthleven en Cornouailles, Roussillat et les siens y sont accueillis par les acclamations d’une petite foule enthousiaste, ce qui ne sera pas sans les émouvoir. Ils sont ensuite immédiatement pris en charge par des agents du MI-5, le contre-espionnage britannique. Comme le veut la procédure, ces derniers vont devoir déterminer si les nouveaux arrivants ne sont pas en réalité des espions au service de l’Axe. Amené en train jusqu’à Londres, Roussillat se retrouvera donc interné pendant quatorze jours à la Patriotic School et devra s’expliquer en détail sur son parcours et sa carrière, les agents de l’Intelligence Service se chargeant ensuite de vérifier s’il dit bien la vérité.

. L’aviateur de la France libre (1943-1945)

     Le 28 mai 1943, après avoir passé avec succès les différents tests auxquels il a été soumis par le MI-5, Roussillat peut aller se présenter au bureau de recrutement des Forces aériennes de la France libre (FAFL). Après un court interrogatoire, il est accepté sous le numéro de matricule 35638 et, le 1er juin 1943, il est officiellement affecté au groupe de bombardement Lorraine (GB-Lorraine).

     Créée en avril 1943, cette unité est alors dirigée par le commandant Michel Fourquet, surnommé « Gorri ». A la demande de l’état-major britannique, le GB-Lorraine a été intégré au sein de la Royal Air Force sous le nom de Squadron 3424. Stationné sur la base d’Hartfordbridge, près de Londres, l’unité ne comprend pourtant que des Français, dont certains sont déjà ou deviendront bientôt célèbres5. Entre 1943 et 1945, les avions du GB-Lorraine, principalement des Douglas A20 et des B-25 Mitchell, vont accomplir plusieurs centaines de missions de bombardement à travers tout le territoire de la France occupée.

    D’abord dirigé vers le camp de rassemblement des FFL à Camberley, où il va apprendre (difficilement) à parler l’anglais, Roussillat fait ensuite ses classes entre octobre 1943 et février 1944 à l’école de préparation n°3 de South Cerney (3-AFU). Le but consiste alors à valider ses compétences de pilote tout en le familiarisant avec les conditions de vol en territoire britannique. Il est ensuite envoyé à l’école de perfectionnement n°13 de Finemere (No-13 Operationnal Training Unit, 13-OTU) où il va appendre à maîtriser le vol en équipage. Roussillat se montre très fortement impressionné par la discipline, le sens pratique et le courage des Britanniques, en particulier celui dont savent faire preuve les pilotes et les mécaniciens de la Royal Air Force.

     Arrivé au terme de sa formation le 23 mai 1944, il va enfin pouvoir intégrer le GB Lorraine en tant que pilote. A bord de son avion, le « Ville de Lorient », il aura pour coéquipiers son vieil ami le lieutenant Christienne (observateur) ainsi que le sergent-chef Mahé (radio). Dès le 30 mai 1944, les trois hommes mènent une première mission de bombardement contre les batteries allemandes situées à Gravelines sur la Côte d’Opale. Installé dans ses fonctions au moment précis où les Alliés s’apprêtent à débarquer en Normandie. Roussillat ne participera donc pas à cette célèbre opération, où son unité va pourtant s’illustrer brillamment. Il va cependant pouvoir se rattraper amplement par la suite en effectuant près de 85 missions de guerre en seulement onze mois (voir ici pour une photo de Roussillat au milieu de son équipage).

    Ces missions ont été de plusieurs types. La plupart du temps, il s’agissait d’opérer des bombardements à haute altitude (à environ 10 000 pieds) contre des sites stratégiques ennemis, par exemple des bases de lancement de missiles V1, des gares de triage ou encore des usines d’armement. D’autres fois, il fallait aider les armées alliées à progresser en détruisant les bastions où l’adversaire tentait de se fortifier. A cette occasion, le GB-Lorraine travaillera principalement en soutien à la 1ère armée canadienne du général Harry Crerar, qui avait reçu la mission de remonter la côte de la Manche et de la mer du Nord depuis l’estuaire de la Seine jusqu’à celui du Rhin. Parfois encore, il s’agissait de bombarder directement des villes où l’armée allemande était en transit. C’est lors de missions de ce type que le risque de faire des victimes parmi la population civile était le plus important. Mais ce que Roussillat et la plupart des autres pilotes appréciaient le plus était ce qu’ils appelaient la « chasse libre ». En volant à basse altitude, il s’agissait d’aller traquer l’ennemi de nuit dans un secteur délimité et pendant un temps donné. Passant juste au-dessus des arbres, les avions alliés s’attaquaient alors à tous les convois de transports de troupe ou de ravitaillement ennemis qu’ils pouvaient rencontrer sur leur route.

     A l’été 1944 la Luftwaffe a déjà largement perdu la maîtrise du ciel et les quelques Messerschmitt-109 qu’elle peut encore aligner ne font pas le poids face aux avions alliés. Mais les batteries anti-aériennes (Flak) demeurent par contre une menace constante. Après chaque mission, Roussillat s’amuse ainsi à compter les impacts de balles sur sa carrosserie. Il en trouvera un jour plus de 117 ! Au cours de la guerre, le GB-Lorraine va perdre l’équivalent de trois fois le total de ses effectifs et il faudra beaucoup de chance à Roussillat et à ses équipiers pour se sortir indemnes de cette véritable hécatombe6.

     Le 25 septembre 1944, Roussillat est promu au grade de capitaine. En octobre 1944, une fois le territoire national libéré, le GB-Lorraine quitte définitivement l’Angleterre pour s’installer sur la base aérienne de Vitry-en-Artois, située près de Douai. Très bien noté et apprécié de ses supérieurs, « Sirou » comme le surnomme, prend bientôt le commandement de l’escadrille Nancy, l’une des deux formations qui composent le GB-Lorraine. Avec ses hommes, il va encore participer aux bombardements menés contre les forces du Reich en Hollande et dans le bassin de la Ruhr jusqu’à la signature de la capitulation, le 8 mai 1945. Le 13 juin 1945, lorsque les Forces aériennes de la France libre sont dissoutes, le capitaine Roussillat fait le choix de demeurer sous l’uniforme et intègre alors officiellement l’armée de l’air française.

     Après avoir laissé le commandant de l’escadrille Nancy à son camarade François Rozoy, le jeune officier part diriger une formation stationnée sur la base de Cazaux en Gironde. Trois ans plus tard, en 1948, il rejoint l’état-major de l’armée de l’air établi à Paris. Intégré au 3ème bureau, l’organisme en charge de la planification des opérations, il va travailler sous l’autorité directe du général Pierre-Marie Bigot (1909-2008) et côtoyer de près le général Jacques Mitterrand, le frère du ministre (et futur président de la République) François Mitterrand. En 1949, Robert Roussillat est élevé au grade de commandant d’aviation.

. L’entrée dans les services spéciaux (1950)

     A sa demande, il obtient en 1950 le commandement de la base aérienne de Persan-Beaumont. Située au nord de Paris et officiellement rattachée à la deuxième région militaire, cette base est en réalité très particulière. Elle abrite en effet l’escadrille ELA-1/56, dite « Vaucluse », dont tous les connaisseurs savent qu’elle constitue en réalité la branche aérienne du SDECE, le service de renseignement extérieur français.

     Créée en mai 1945 à partir de la modeste escadrille constituée par le BCRA en février 1944, Vaucluse a d’abord été stationnée sur l’aéroport du Bourget, avant de s’installer ensuite à Persan-Beaumont. Roussillat succède ainsi à Boris Delocque-Fourcaud (1904-1980), le créateur et chef historique de cette formation ultra-secrète. Tous les pilotes qu’il aura sous ses ordres à Persan sont des as de la voltige, qui ont déjà fait maintes fois leurs preuves durant le conflit mondial : Roger Laty, Christophe Delmer, Roger l’Heveder ou encore Gabriel Mertzisen (dit « Gaby »).

     A peine nommé, le Lorientais se fait rapidement remarquer par son goût du risque et des défis. Une anecdote évoquée par Robert Maloubier dans la deuxième partie de ses mémoires, L’Espion aux pieds palmés, suffit à en donner un aperçu. Au début des années 1950, alors que le chef du Service Action du SDECE, Henri Fille-Lambie, dit « Jacques Morlanne » (1909-1978), a choisi d’organiser à Châteaudun une cérémonie en l’honneur du ministre de la Défense, il annonce à ses hôtes que le clou du spectacle sera l’atterrissage d’un avion Barracuda juste devant la tribune d’honneur. Mais Marcel Chaumien, le pilote initialement choisi pour mener cet exercice, se récuse au dernier moment, car il juge le terrain d’atterrissage trop lourd pour supporter le poids de l’appareil. Qu’à cela ne tienne, Roussillat se porte immédiatement volontaire. Il posera effectivement son appareil mais l’abîmera assez sérieusement et déversera au passage des kilos de boue sur les officiels, ce qui mettra Morlanne dans un certain embarras !

     Plus sérieusement, Roussillat va aussi mener un certain nombre d’opérations clandestines. Qu’il s’agisse de déposer des agents de renseignement dans des terrains difficiles et dangereux, de transporter des valises diplomatiques ou bien de prendre discrètement des photographies aériennes d’objectifs potentiels situés dans des pays hostiles, les pilotes de l’escadrille Vaucluse sont en effet capables de mener tous les types de mission du moment qu’elles sont classées secret-défense. Pour ce faire, ils disposent d’environ une quinzaine d’avions, souvent des modèles certes anciens mais à la robustesse éprouvée : Junkers Ju-52, Dakota DC-3 et C-47, Barracuda, Siebel-Martin, Lysander, Hurel-Dubois, Messerchmitt-108, Haviland, Fieseler-Torch, etc.

     Le 21 janvier 1951, à bord de son Ju-52 n°415, Roussillat supervise ainsi le largage de paras-commandos du 11e bataillon de choc à proximité de la base aérienne de Bordeaux-Mérignac. Il s’agit pour l’état-major de tester les protocoles de sécurité d’une installation militaire de grande taille dans la perspective d’une invasion du territoire par des commandos soviétiques. Cet objectif sera d’ailleurs très largement atteint… mais pas pour l’armée de l’air. Déguisés en gendarmes ou en techniciens, les hommes du 11e Choc parviendront en effet à s’emparer de toutes leurs cibles et réussiront même à faire prisonniers les responsables de la base. Comme on peut l’imaginer, cela créera une certaine panique au sein des états-majors qui décideront de revoir entièrement toutes les procédures en vigueur.

     Mais la plus périlleuse et la plus secrète des missions effectuées à cette époque par les hommes de Vaucluse aura pour nom de code Minos. Poursuivie de 1949 à 1954, elle va consister à déposer clandestinement des agents de renseignement derrière le rideau de fer. Ces hommes, tous volontaires, avaient été repérés puis recrutés dans des camps de réfugiés d’Allemagne de l’Ouest. Ils ont ensuite été formés par le SDECE dans des centres d’instruction habilement camouflés dans des parcs privés de la banlieue parisienne. Parachutés de nuit dans leur pays d’origine avec tout le matériel nécessaire, ils doivent chercher à organiser des réseaux de renseignement et éventuellement parvenir à monter des mouvements de résistance. Si aucun pilote français n’a été tué en mission au cours de Minos, Gabriel Mertzisen périra lors d’un vol d’entraînement accompli en Allemagne en septembre 1951. En raison de la trahison de l’un des propres pilotes de Vaucluse, un ancien de l’escadre Normandie-Niémen, qui renseignait secrètement les Soviétiques sur les dates et les lieux de largage, la plupart d’entre eux s’avéreront des échecs et près d’une centaine d’agents polonais, hongrois, tchèques, roumains, baltes ou ukrainiens y laisseront la vie.

     En août 1953, alors qu’il participe à un meeting aérien organisé à Saumur, Robert Roussillat est impliqué dans un accident aux conséquences tragiques. Il perd alors le contrôle de l’escadrille « Vaucluse » où va lui succéder son ami, Charles Christienne (qui conservera ce poste jusqu’en octobre 1956). En 1954, délaissant pour quelque temps la Métropole, le Lorientais part effectuer une mission en Indochine, mais la victoire remportée par le Vietminh à Dien Bien Phu rendra finalement sa présence inutile. Deux ans plus tard, en 1956, Roussillat est promu au grade lieutenant-colonel de l’armée de l’air.

. La nomination à la tête du SA (1956)

     Le 1er avril 19577, Robert Roussillat est choisi par Pierre Boursicot, le directeur-général du SDECE, pour succéder à Morlanne à la tête du Service Action. Ce dernier, fatigué et désireux de se retirer sur ses terres gasconnes, avait personnellement avancer le nom de l’aviateur pour lui succéder, ce qui démontre qu’il appréciait non seulement l’homme mais qu’il avait aussi reconnu les qualités du professionnel.

     Rappelons que le Service action du SDECE a été créé en 1946 sous le nom de service 29 avant de devenir le service VIII à partir de 1958. D’abord installé dans un immeuble du boulevard Suchet à Paris, il prendra ensuite ses quartiers au fort de Noisy, sur la commune de Romainville. Lorsque Roussillat en prend le commandement, il regroupe environ 150 officiers et près de 450 sous-officiers et hommes de troupes, soit 21% de l’effectif total du SDECE. Son administration centrale est divisée en plusieurs sections. La section I s’occupe ainsi du personnel tandis que la section III est en charge des questions de recrutement, d’encadrement et d’instruction8.

    Outre une composante aérienne et une autre terrestre, principalement formée de militaires issus du 11ème bataillon parachutiste de choc (11-BPC), le SA dispose également d’une formation de nageurs de combats basée à Aspretto en Corse. Mais il bénéficie surtout du formidable vivier que représentent ses 7 800 réservistes, pour la plupart des anciens de la Résistance ou du 11ème choc, dont beaucoup ont été formés aux techniques de la guerre clandestine par les services britanniques du SOE, ou bien encore par le BCRA9. Certains d’entre eux ont fait par la suite de belles carrières dans le civil et occupent à présent des postes éminents au sein de l’administration ou de l’économie. Cela ne les empêche d’ailleurs pas de se retrouver régulièrement sur la base de Cercottes près d’Orléans pour y accomplir des stages de perfectionnement ou de remise à niveau.

     A son arrivée à la tête du SA, Roussillat décide de ne pas trop bousculer les choses. Il conserve donc auprès de lui l’ancien adjoint de Morlanne, Didier Faure-Beaulieu (1914-2002), dit « Lefort ». Officier de cavalerie, héros de la Résistance devenu ensuite banquier d’affaire avant de revenir finalement dans l’armée, Faure-Beaulieu a déjà derrière lui une solide expérience des services spéciaux.

       En septembre 1957, lorsque le général Paul Grossin prend la succession de Pierre Boursicot en tant que directeur général du SDECE, il confirme Roussillat à son poste.

. Les opérations HOMO

     Le Lorientais entame ses nouvelles fonctions à un moment où une terrible guerre fait rage en Algérie. Par bêtise, aveuglement ou lâcheté, les autorités françaises n’ont pas su voir que la situation politique de ce pays était intenable à long terme et que, d’un jour à l’autre, les choses pouvaient basculer dans l’inconnu. Et lorsqu’une insurrection finit par éclater le 1er novembre 1954, le gouvernement décide malgré tout de la traiter comme une simple affaire de police. Bien décidé à « ramener l’ordre », il mobilise donc tous les services de l’Etat, y compris le SDECE. C’est ainsi que, le 11 mai 1955, à l’issue d’une réunion interministérielle, le président du Conseil Edgar Faure charge le service de renseignement de prendre toutes les mesures nécessaires pour neutraliser les chefs de la rébellion algérienne, en incluant ceux qui seraient installés en dehors du territoire national. Cette volonté politique sera formalisée par l’instruction n°546, signée le 13 juillet 1955 par Pierre Boursicot.

     Comme Morlanne l’avait fait avant lui, Roussillat va donc s’atteler à la préparation d’opérations d’éliminations ciblées, également surnommées opérations HOMO (pour homicide). Jusqu’en mai 1958, un certain flou a semble-t-il régné quant à la prise de décision de ce genre d’opération, si bien que l’état-major du SDECE a pu disposer pendant un temps d’une marge de manœuvre assez appréciable. A compter de l’arrivée du général de Gaulle à la tête du pays, une nouvelle chaîne de commandement opérationnelle sera formellement mise en place.

     Dès lors, toutes les demandes pour les missions de ce types devront être faites par les états-majors et remonter ensuite jusqu’au SDECE. Celui-ci va alors établir ce qu’il appelle une « fiche relative à la désignation d’un objectif ». Outre le nom de la cible, cette fiche doit également préciser les raisons qui ont amené à la considérer comme une grave menace pour les intérêts français ainsi qu’une description succincte du procédé que l’on compte employer pour la « traiter ». Cette fiche est ensuite présentée à un « comité » informel, le Brain-trust, dont font partie certaines des plus hautes autorités politiques : le Premier-ministre Michel Debré et son conseiller pour les questions de sécurité, Constantin Melnik, l’amiral Georges Cabanier, secrétaire général de la Défense Nationale, et surtout Jacques Foccart qui, bien que n’étant officiellement que le chargé des Affaires africaines et malgaches, supervise alors les services spéciaux pour le compte du chef de l’Etat.  Le terme de Brain-trust est sans doute un peu abusif. En effet, il ne faut pas imaginer que ces personnes se rencontrent physiquement pour discuter ensemble de ces graves questions. En réalité, ne parviennent jusqu’à elles que de simples fiches qu’elles vont éventuellement parapher d’un simple « vu » qui aura valeur de blanc seing. Il est d’ailleurs très vraisemblable qu’à un moment donné de cette chaine de décision, le chef de l’État lui-même ne soit amené à se prononcer, mais ce sera toujours oralement. Toujours est-il qu’une fois que la demande a été validée par le Brain-trust et que Foccart a griffonné son accord de son crayon bleu si caractéristique, elle aboutit directement sur le bureau de Roussillat10.

     Celui-ci a choisi de mettre un terme à l’amateurisme qui avait régné jusque-là en matière d’opération HOMO. Car il est vrai qu’au départ l’on avait pas hésité à faire appel à des truands ou bien à quelques civils zélés afin d’effectuer le « sale boulot », ce qui avait entraîné plusieurs échecs retentissants, comme par exemple lorsque le gangster Joe Attia s’était fait « pincé » au Maroc en pleine préparation d’une mission censée restée ultra-confidentielle. Plusieurs leaders indépendantistes nord-africains, dont l’Algérien Ahmed Ben Bella et le Marocain Allal al-Fassi, ont d’ailleurs du la vie à cette impréparation manifeste. En effet, tous les deux furent visés par des opérations HOMO qui se sont finalement transformées en fiasco11. Le nouveau patron du SA a donc décidé de revoir les procédures suivies jusque-là. Dorénavant, les mots d’ordre seront la rigueur, le professionnalisme et surtout le secret le plus absolu.

    La plus grande partie du processus est gérée depuis Cercottes où travaille l’une des formations les plus secrètes du Service VIII, la « cellule B3 ». Dès qu’il a reçu l’accord de ses autorités de tutelle, Roussillat commence par charger ses deux adjoints opérationnels, les capitaines Zahm (1925-1988) et Lehmann, de sélectionner les hommes nécessaires. Ces derniers devront tous être volontaires car il n’est pas question que l’on force qui que ce soit à mener de telles opérations.

     Une fois l’agent traitant sélectionné et nommé comme chef de mission, c’est à lui que revient la tâche de proposer le schéma précis de l’opération . C’est en effet une règle d’or que la « Boîte » ne définisse jamais elle-même le mode opératoire. En revanche, Zahm et Lehmann peuvent invalider une proposition et demander à son auteur de revoir sa copie pour tel ou tel motif. Le chef de mission doit ensuite recruter ses équipiers.

    Le ou les agents « R » vont devoir préciser les premiers renseignements fournis par la « Boite » en menant sur place leur propre enquête concernant la cible. Analyste d’écoutes, recueil de renseignements humains et surtout filatures vont leur permettre d’établir une chronologie exacte de tous les déplacements quotidiens de l’objectif afin de pouvoir repérer le moment où il est la plus vulnérable. Un « dossier d’objectif » sera alors réalisé contenant des photos de la personne prises sous différents angles, des plans décrivant avec précision les lieux qu’il fréquente et les itinéraires qu’il emprunte, des indications sur ses fréquentations ou ses habitude.

     En parallèle l’agent traitant va recruter ceux qu’il estimera capable de pouvoir conduire l’opération d’élimination proprement dite. Dans le jargon des services, ces agents d’exécution seront surnommés les « agent E-1 » (ou « agents Torpedo ») dès lors qu’ils vont devoir entrer en contact physique avec leur victime, ou bien « agent E-2 », lorsqu’ils vont se contenter d’utiliser des moyens indirects comme le sabotage ou les explosifs.  En principe, ce ne seront jamais ou presque des agents en service actif, car il ne faut pas que l’on ne puisse incriminer directement l’Etat français si jamais ils sont arrêtés. Ce seront donc le plus souvent des réservistes du 11ème choc qui auront accepté de rendre ce que l’on appellera pudiquement « un service patriotique ». Afin que l’on ne puisse pas dire que le SDECE emploie à son service de vulgaires tueurs à gage ils ne seront pas payés (mais leurs frais de mission seront bien évidemment pris en charge).

     Une fois le schéma adopté et les hommes sélectionnés, c’est un autre officier de Cercottes, le commandant Lesurques (ou Leturc ?), qui va s’occuper de gérer les questions de logistique. Le laboratoire du SDECE, dirigé par professeur Theyss, s’attellera éventuellement à fabriquer les « gadgets » dont on pourrait avoir besoin pendant la mission. L’ingénieur en armement Lucien Deruelle, ainsi qu’un jeune officier spécialiste en explosif, Jeannou Lacaze (1924-2005), seront souvent sollicités pour gérer certains aspects très techniques. Une fois l’arme choisie, qu’il s’agisse d’un pistolet, d’explosifs ou même de poison, elle sera ensuite acheminée sur place, le plus souvent par la voie diplomatique12.

     Lorsque tout est fin prêt, les hommes sont transportés sur les lieux par des voies différentes et sous de fausse identités. Outre le chef de mission et son agent Torpedo, d’autres personnels pourront être utilisés afin d’assurer par exemple le convoiement de l’arme, les derniers repérages ou encore une protection opérationnelle. Une femme servira parfois d’accompagnatrice pour donner le change.

       Tout ayant été planifié dans les moindres détails, au moindre problème (« cas non conforme »), le chef de mission aura pour consigne d’annuler immédiatement l’opération. Dans le cas contraire, une fois la cible éliminée, tous ceux qui ont été impliqués dans l’affaire vont devoir rentrer en France dans les plus brefs délais, par des voies différentes et selon des itinéraires soigneusement établis à l’avance. Un debriefing sera ensuite organisé à Cercottes afin d’évaluer les éventuels ratés et les points qui restent à améliorer.

     Pendant près de cinq années terribles, à la faveur de scènes dignes de romans d’espionnage, on va ainsi voir des dizaines d’anciens réservistes quitter pendant quelques semaines ou quelques mois leur tranquille existence d’employés ou de fonctionnaires pour aller répondre à l’appel de la « Boîte » et partir traquer les agents du FLN dans différentes capitales européennes : Rome, Bonn, Madrid, Bruxelles, etc… On les verra arpenter les gares, les aéroports et les hôtels de luxe à la recherche de leurs cibles, escortés et guidés par d’agents de fonctionnaires du SDECE agissant tous sous de faux noms.

      Agissant en véritables tueurs professionnels, ces hommes ne montrent pourtant guère d’état d’âme, persuadés qu’ils sont de neutraliser des hommes sans scrupule et sans honneur dont les actions ont eu pour résultat d’attenter directement à l’existence et à la sécurité de leurs concitoyens en Algérie. Ayant longtemps vécu dans la clandestinité et côtoyé la mort de près durant l’occupation allemande ou la guerre d’Indochine, ils défendent tous fermement le vieux principe du « tuons avant d’être tués ».

     Des principaux « faits d’armes » de cette « cellule B-3 », on retient généralement les cas suivants :

. 28 septembre 1956 : le bureau hambourgeois du commerçant Otto Schlüter est visé par un attentat qui coûte la vie à son adjoint, le négociant norvégien Wilhelm Lorenzen. Vendant officiellement des articles de chasse, Schlütter avait noué des liens étroits avec le trafiquant d’armes Georg Puchert, qui approvisionnait le FLN.

. 3 juin 1957 : à Eppendorf en Allemagne, un attentat à la voiture piégée blesse grièvement Otto Schlüter. Sa fille et sa mère sont également touchées et cette dernière décédera d’ailleurs de ses blessures. Schlüter décide alors d’arrêter de travailler avec le FLN. L’agent Antoine Méléro aurait participé à cette opération.

. 15 juin 1957 : à Munich en Allemagne, le trafiquant d’armes Wilhelm Beissner a les deux jambes arrachées dans l’explosion de sa voiture. Ancien cadre des services de sécurité du IIIe Reich, il vendait des armes au FLN par l’intermédiaire de son contact, Mohammed Aït Ahcène.

. En juin 1957 : à Oujda, au Maroc, le directeur de l’hôpital Maurice-Loustau et chef du service régional de santé, le docteur Louis Tonellot (1911-1996), citoyen français, est visé par un attentat lorsqu’un engin explosif, déposé sur une terrasse, détonne en soufflant les vitres de son domicile. Son épouse et sa fille seront légèrement blessées par des éclats de verre. Soutien actif du FLN, le docteur Tonellot avait reçu des autorités de Rabat l’autorisation d’offrir des soins gratuits aux combattants algériens blessés venus se faire soigner au Maroc.

. 19 septembre 1957 : le trafiquant d’armes suisse Marcel Léopold est assassiné à l’entrée de son appartement genevois, au n°16 cours de Rives. L’arme du crime était une fléchette tirée à partir d’une ancienne pompe à vélo habilement transformée en sarbacane grâce à un puissant ressort. On n’est pas sûr qu’un poison ait été utilisé, la victime étant semble-t-il décédée d’une hémorragie de l’aorte. Marcel Léopold avait fait fortune en Chine durant l’Entre-deux guerres, avant de passer ensuite plusieurs années dans les geôles communistes (1949-1954). Une fois libéré, il s’était retrouvé sans le sous à Genève et avait alors accepté de devenir l’un des fournisseurs de Georg Puchert, qui lui-même approvisionnait le FLN. Il avait reçu plusieurs lettres de menace, qu’il n’avait pas prises au sérieux. La partie finale de l’opération fut accomplie par un certain « Guillaume », également surnommé Willy le Rouquin.

     En juin 1958, Jacques Foccart ayant été nouvellement nommé à la tête des services spéciaux, demande au SDECE de lui fournir une liste des opérations HOMO ayant eu lieu depuis le 1er janvier 1956. Robert Roussillat établit leur nombre à 38, dont 17 ont réussi, 4 ont échoué et 17 autres ont du être annulées au dernier moment pour diverses raisons (cf Follorou, Jacques : « Guerre d’Algérie, comment la France en est venu à tenter d’assassiner l’un de ses propres ressortissants », Le Monde, 19 mai 2022).

. 1er août 1958 : une opération HOMO est validée contre un certain Wilhelm Schulz-Lessum. Agent commercial allemand installé à Tétouan au Maroc, il participe à une filière d’évasion destinée à permettre à ses concitoyens membres de la Légion étrangère de pouvoir déserter l’armée française. En fin de compte, l’opération Homo engagée contre lui sera annulée, vraisemblablement parce que le BND, le service de renseignement allemand, a été prévenu et a organisé son exfiltration vers Madrid. Il est à noté que la désignation de Schulz-Lessum en tant qu’objectif est la seule opération HOMO ayant été officiellement dévoilée par les autorités françaises. Le document, déclassifié en 2017, porte la signature de Jacques Foccart et fait état de la transmission de l’ordre à Robert Roussillat. Il était prévu de procéder à un empoisonnement.

. 5 novembre 1958 : Mohammed Aït Ahcène, avocat algérien et représentant officieux du GPRA en Allemagne, est grièvement blessé à Bad Godesberg dans l’explosion de sa Peugeot 203. Transporté en urgence à Tunis, il mourra de ses blessures le 19 janvier 1959. L’opération fut menée par un certain « Daniel », en lien avec le colonel Marcel Mercier du SDECE. Les renseignements nécessaires avaient été fournis par le BND, l’organe de renseignement allemand.

. 20 novembre 1958 : Georges Geiser, fabricant suisse d’instruments de précision, est poignardé à mort dans sa maison de la banlieue genevoise. Il vendait des détonateurs au FLN.

. 23 novembre 1958 : Alphonse-Auguste Thuvény, avocat au barreau d’Oran et membre du collectif des avocats du FLN, est tué à Rabat au Maroc dans l’explosion de sa voiture.

. 19 janvier 1959 : l’algérien Tahar Soualem, représentant du MNA en Europe, est abattu devant la gare de Sarrebruck.

. 3 mars 1959 : l’armateur allemand Georg Puchert, président de la société Astramar, est assassiné devant le n°3 de la Lindenstrasse à Francfort. L’explosion d’une bombe placée sous le siège de sa Mercedes 190 l’a tué sur le coup. Surnommé « Capitaine Morris », cet Allemand originaire des Pays baltes était devenu contrebandier en whisky et en cigarettes. Dès le mois de septembre 1955 et alors qu’il était implanté à Tanger, il avait accepté de louer ses bateaux au FLN. Son adjoint, Niels Wilhemsen, renoncera ensuite à approvisionner le mouvement algérien.

. 21 mai 1959 : l’avocat Amokrane Ould Aoudia, est abattu à Paris, au n°10 de la rue Saint-Marc (2e arr.). Alors qu’il vient de quitter son bureau, il rencontre un homme sur le palier qui lui tire deux balles de 9 mm en plein cœur à l’aide d’un Beretta équipé d’un silencieux soigneusement dissimulé dans une mallette. Maître Ould Aoudia était membre d’un collectif d’avocats présidé par Jacques Vergès et qui défendait les militants du FLN13. Exceptionnellement, cette opération fut accomplie non pas par un réserviste mais par un agent des services, un jeune lieutenant arabophone.

. 5 juillet 1959 : le représentant du GPRA à Rome, Taïeb Boulahrouf, est visé par un attentat à la voiture piégée. Un enfant de dix ans, dont le ballon avait roulé sous la voiture, déclenchera le mécanisme et trouvera la mort.

Il semble que ce drame ait fait cesser les opérations Homo, mais le début de l’année 1960 verra encore deux actions dont on est d’ailleurs pas sûr qu’elles soient le fait du SDECE.

. 1er janvier 1960 : à Francfort, le militant du FLN Abdelkader Nouasri est blessé par l’explosion d’un colis piégé qui lui coûtera ses deux mains.

. 25 mars 1960 : deux professeurs belges favorables à l’indépendance algérienne sont visés par des colis piégés. Georges Laperche, de Liège, est tué dans l’explosion, mais Pierre Le Grève de Linebeek en réchappe. Les explosifs avaient été installés dans des livres préalablement évidés et piégés. De façon assez sordide, il s’agissait d’exemplaires de La Pacification, un livre antimilitariste interdit en France. Par divers biais, le SDECE se désavouera de ces deux opérations qu’il imputera au FLN au motif que les professeurs en question avaient récemment souhaité prendre leurs distances avec la rébellion.

. 20 octobre 1960 : à Valence, dans la Drôme, Rachid Khilou, fonctionnaire de police contractuel, est approché par quatre hommes qui le ceinturent lui injectent un produit toxique. Il mourra rapidement. Membre de la Force de Police Auxiliaire (FPA=, une unité de la préfecture de police chargée de lutter contre le FLN, Khilou souhaitait déserter et rejoindre le FLN. Son exécution avait été demandée au SDECE par le capitaine Raymond Montaner, le chef de la FPA.

     L’immense majorité des opérations du SDECE ont donc visé le FLN et ses réseaux de soutien. Pourtant, lorsque le pouvoir politique le leur a demandé, les services spéciaux français n’ont pas hésité à s’attaquer à d’autres types de cibles. L’affaire la plus connue a visé le docteur Félix-Roland Moumié, l’un des principaux dirigeants de l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Il faut en dire ici quelques mots car c’est sans doute la mieux documentée de la série.

     Depuis le printemps 1955, une partie du Cameroun est agitée par la rébellion de la tribu des Bamilékés, dont de nombreux membres ont rejoint l’UPC. Alors que la proclamation de l’indépendance arrive à grand pas, Paris craint fort de voir ce parti prendre le pouvoir et entraîner le Cameroun vers le camp soviétique. Dès lors, les autorités coloniales ne vont pas ménager leurs efforts pour mâter l’insurrection, non seulement en mobilisant d’importantes forces armées au Cameroun, mais aussi en traquant les leaders de l’UPC qui se sont réfugiés à l’étranger.

     Le 15 octobre 1960, le docteur Moumié est ainsi empoisonné au thallium dans un restaurant de Genève. L’auteur des faits est un certain William Bechtel (1894-1988), dit « le Grand Bill ». Ancien héros de la Résistance et réserviste du 11ème choc, il s’était fait passer pour un journaliste afin de pouvoir inviter sa cible à prendre un repas en sa compagnie. Au cours de la soirée, Bechtel va verser discrètement une dose de poison dans le Pastis de son convive et attendre ensuite prudemment que Moumié se serve. S’il l’avait fait, le docteur Moumié serait tout simplement tombé malade au bout de quelques heures et serait sans doute mort en Afrique puisqu’il devait y retourner dès le lendemain. Mais comme le repas s’achève et que Moumié n’a encore rien bu, Bechtel décide de verser une seconde dose de thallium dans le café, sans plus de succès. En fin de compte, c’est au moment où les convives se séparent que Moumié ingurgite coup sur coup les deux boissons. Ayant ainsi reçu une double dose, il devra être hospitalisé dans la soirée et mourra au bout d’une agonie de deux semaines. Une autopsie sera alors pratiquée qui révèlera de façon flagrante les causes du décès. La police suisse remontera ensuite rapidement jusqu’à William Bechtel contre lequel sera émis un mandat d’arrêt international14.

     Malgré toutes les précautions prises, il existait donc un risque réel pour que les enquêteurs parviennent à remonter jusqu’aux services officiels.

     Dès 1957 et afin de mieux masquer le rôle joué par leurs agents dans ces assassinats, Roussillat et Grossin vont donc activer une organisation tout à fait fictive, la « Main Rouge », prétendument formée par des colons français décidés à s’opposer par tous les moyens à la « subversion communiste » en général et à l’indépendance de l’Algérie en particulier. Cette manipulation ira très loin puisque le SDECE n’hésitera pas à faire publier le témoignage d’un présumé membre de la « Main Rouge », le suisse Kurt-Emile Schweitzer (renommé pour l’occasion « Pierre Genève »). Des journalistes complaisants seront également invités à multiplier les articles destinés à accréditer cette fable.

     Mais l’on aurait tort de croire que les services français se sont toujours montrés infaillibles, bien au contraire. Par manque moyens, mais aussi parfois en raison d’erreurs humaines, beaucoup d’opérations ont échoué. On peut également remarquer que les opérations HOMO ont le plus souvent visé des figures de second rang mais jamais les véritables chefs de la rébellion, ceux qui étaient effectivement en charge de l’organisation politique et militaire. Ainsi, ni Krim Belkacem (qui fut le principal chef du FLN à partir de 1956), ni Abdelhafid Boussouf (l’homme des services de sécurité et des approvisionnements en armes du FLN), ni Omar Boudaoud (le chef de la Fédération de France et son principal représentant en Europe), ni même Francis Jeanson (à la tête du plus puissant réseau de soutien logistique de la rébellion) et encore moins Houari Boumedienne, l’homme qui sera à partir de 1960 le responsable militaire n°1 du FLN, ne seront vraiment inquiétés.

     Est-ce là l’indice d’une limite technique, ou bien le signe d’un manque de volonté politique ? En fait, si la plupart de ces hommes ont bel et bien fait l’objet de dossiers d’objectifs, c’est le gouvernement français qui, à chaque fois, décida de bloquer l’opération, sans doute parce qu’il reculait devant les conséquences qu’auraient eu les meurtres de tels personnages, mais aussi peut-être parce qu’il souhaitait conserver des interlocuteurs valables et crédibles au cas où des négociations auraient fini par s’ouvrir ?

Notes : 

1 Par opération HOMO on entend donner ici une définition assez stricte. Pour que l’on puisse utiliser ce terme, il faut donc qu’ordre de mission ait été transmis par un Etat à un ou plusieurs de ses agents en service afin qu’ils se rendent à l’extérieur des frontières nationales pour procéder à l’assassinat d’un individu dont l’action, de nature politique ou militaire, aura été considérée comme une menace par les autorités concernées. Cet assassinat doit donc avoir été perpétré en dehors d’une zone de conflit et par des moyens tels que les armes à feu, les explosifs, le poison, etc. Les éliminations ciblées pratiquées par la CIA depuis 2002 à l’aide de drones ne répondent pas tout à fait à cette définition, car elles sont pratiqués par des soldats, à l’aide d’armes de guerre et dans des zones de conflit. Les assassinats ciblés ont été nombreux dans l’histoire contemporaine. En auront par exemple été victimes : Léon Trotsky (1940), Stepan Bandera (1959), Humberto Delgado (1965), Mehdi Ben Barka (1965), Maks Luburic (1969), Belkacem Krim (1970), Georgi Markov (1978), Shahpur Bakhtiar (1991), Alexandre Litvinenko (2006), Imad Mughnyeh (2008), Mahmoud al-Mabhouh (2010), etc.

2 La commune de Keryado est aujourd’hui rattachée à celle de Lorient.

3 Sur 30 000 hommes, seuls 4 000 (dont ¾ d’indigènes) accepteront de rejoindre les FFL. L’un d’eux, François Rozoy (1918-1987), retrouvera plus tard Roussillat au Lorraine. Il sera fait Compagnon de la Libération en novembre 1944 et terminera sa carrière comme général de l’armée de l’air. Proche ami du Lorientais, il avait tout tenter pour le convaincre de rejoindre les forces gaullistes, en vain.

4 C’est en 1941, lors de la campagne d’Érythrée, que la France libre a créé le GB1, l’ancêtre du GB-Lorraine. Cette unité combattra en Syrie puis en Libye avant d’être envoyée en Angleterre en 1943. Au fur et à mesure de son développement, le Lorraine verra arriver vers lui un grand nombre de nouvelles recrues. L’amalgame entre ces différentes couches ne sera pas toujours évident, les plus anciens ayant quelque peu tendance à mépriser les plus jeunes.

5 Et parmi eux un certain Roman Kacew, qui deviendra plus tard un écrivain célèbre sous le pseudonyme de « Romain Gary ». D’autres célébrités ont également appartenu au GB-Lorraine, dont Pierre Mendès-France et Joseph Kessel. Parmi ceux qui vont accompagner Roussillat pendant cette période, on va retrouver son ami de toujours, Charles Christienne, ainsi que le futur général d’aviation Yves-Marie Gueguen.

6 Le propre fondateur du Groupe Lorraine (et véritable créateur des Forces aériennes françaises libres), le lieutenant-colonel Charles Pijeaud, mourut dans des conditions particulièrement héroïques lors des combats menés en Égypte contre les Italo-Allemands en janvier 1942. Il sera fait Compagnon de la Libération.

7 Les sources ne sont pas toutes concordantes lorsqu’il s’agit de définir le moment où Roussillat a pris le commandement effectif du SA. Certaines évoquent les mois de mai et août 1956, d’autres 1957 et même 1958. Au final, nous devons à l’historien Jean-Pierre Bat d’avoir fourni la bonne date. Dans son livre Les Réseaux Foccart, l’homme des affaires secrètes (Nouveau Monde Editions, 2018, p. 80), il livre un extrait de la lettre de démission adressée en 1962 par Robert Roussillat à Michel Debré. Dans ce document, l’officier reconnaît avoir pris en main le Service Action à la date du 1er avril 1957.

8 De 1950 à 1955 environ, la section III fut dirigée par le commandant Paul Aussaresses, créateur du Centre d’Instruction des Réservistes Volontaires Parachutistes (CIRDVP) situé à Cercottes, près d’Orléans (Loiret), où se déroulait la formation des nouvelles recrues. C’est là également que les gardes du corps du général de Gaulle, les célèbres « gorilles », s’entraînaient au tir sous la conduite de Raymond Sassia.

9 De nombreuses grandes figures des services spéciaux travailleront ainsi sous la conduite de Roussillat : Pierre-Albert Thébault, Léonce Erouart, Freddy Bauer, Robert Maloubier, Pierre Hentic, Raymond Muelle, Marcel Chaumien, Alain de Marolles, etc.

10 Ce dernier sera par ailleurs fréquemment convoqué en personne par Foccart à l’Élysée ou par Constantin Melnik à Matignon afin de recevoir des ordres de mission ou pour donner plus d’explications sur certaines affaires. Il aura cependant toujours la correction d’en informer à chaque fois son supérieur, le général Grossin. Foccart lui demanda une fois d’utiliser ses hommes pour tester la sécurité du président. En janvier 1959, les agents du SA parviendront ainsi à déposer dans l’enceinte du palais de l’Élysée une valise contenant certes dix kilos de briques mais qui aurait tout aussi bien pu abriter des explosifs, ce qui forcera les forces de l’ordre à remettre à plat les procédures en vigueur (Foccart parle, t. 1, Fayard, 1995, p. 185).

11 Ben Bella sera ainsi visé une première fois à l’Hôtel Mehara de Tripoli en décembre 1955. Le tireur était un certain Henri Louis David, qui sera abattu à temps par ses gardes du corps. Le chef du FLN réchappera aussi à une tentative de meurtre menée au Caire. Il sera finalement capturé en douceur à l’occasion du détournement de son avion en octobre 1956 (ce qui ne l’empêchera pas de devenir le premier président de la République de l’Algérie souveraine en 1962).

12 Ce qui suppose la complicité au moins tacite de l’ambassadeur, celui-ci étant en effet le seul habilité à signer les bons de valise qui permettent aux bagages de passer les contrôles douaniers sans avoir à être ouverts.

13 D’après Raymond Muelle (1921-2013), l’opération contre Ould Aoudia aurait dû s’accompagner d’opérations similaires menées le même jour contre deux autres membres du collectif, Mourad Oussedik et Abdessamad Ben Abdallah. Le pouvoir politique recula cependant au dernier moment devant les conséquences qu’aurait eu un triple assassinat commis en plein Paris.

14 Arrêté en 1975 aux Pays-Bas à la faveur d’un simple contrôle douanier, Bechtel sera extradé en Suisse où il finira par obtenir un non-lieu, faute de preuves suffisantes pour le condamner (1980).

Crédit photographique : vue aérienne de l’aérodrome de Persan-Beaumont (By Milliped (Own work) [CC BY-SA 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)%5D, via Wikimedia Commons).

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