5. Le SDECE et l’internationalisation de la question algérienne
Après l’échec subi par l’ALN face à l’armée française au cours de la bataille des frontières en avril 1958, le triumvirat dirigeant le FLN comprend que la victoire militaire est désormais devenue illusoire et qu’il va devoir concentrer son action sur le volet diplomatique (ce qu’il parviendra d’ailleurs à faire avec un talent remarquable et beaucoup d’efficacité).
Encore une fois, « Germain » va surveiller de près de cette évolution. L’une des grandes forces du SDECE, par rapport aux nombreux autres services de sécurité qui s’activent en Algérie est en effet sa capacité à pouvoir mener son action à l’échelle mondiale sans être limité par les frontières. Et s’il y parvient, c’est certes grâce aux réseaux d’agents dont il dispose, mais aussi parce qu’il maintient des contacts étroits avec les organes de renseignement d’autres pays.
En ce milieu des années 1950, le SDECE et la CIA d’Allen Dulles entretiennent d’assez bonnes relations (encore que la façon dont les Américains ont utilisé le président Ngo Dinh Diem pour expulser les derniers Français d’Indochine en 1955-1956 n’a pas été très appréciée). Depuis 1951, les services français disposent même d’un bureau de liaison à Washington. Son titulaire, Philippe Thyraud de Vosjoli (1920-2000), est un farouche anti-communiste qui est parvenu avec beaucoup d’habileté à s’introduire au sein la bonne société américaine (au point qu’il finira par être retourné par la CIA et utilisé contre ses anciens collègues à partir d’octobre 1963).
Le SDECE échange aussi très souvent avec le MI-6 britannique, le BND allemand et surtout avec le MOSSAD israélien. A plusieurs reprises, ce dernier va lui transmettre des informations cruciales sur les liens que le FLN a pu nouer avec les pays arabes et notamment avec l’Égypte nassérienne. En échange, « Germain » va pouvoir offrir à ses partenaires des éléments très sûrs sur le Maghreb mais aussi sur l’Afrique noire, où le SDECE dispose effectivement d’une solide implantation.
Et c’est ainsi que « Germain » va devoir agir au cœur d’un affrontement international dont nous allons tenter d’exposer ici les principaux aspects.
5.1. Le panarabisme
Dans le mémorandum qu’il a adressé au président du Conseil le 13 mars 1955, le général Juin avait estimé que les attaques que subissait la France au Maghreb et particulièrement la révolte algérienne, était directement liée à l’action « d’officines panarabes et xénophobes bien décidées à chasser les Européens d’Afrique du Nord ». La croyance en l’existence d’une telle conjuration politico-religieuse était alors très largement partagée parmi les cercles dirigeants français (et par Georges Bidault en particulier).
Il est vrai que les États arabes ont très rapidement pris fait et cause pour l’insurrection algérienne et que l’Egypte, on l’a déjà dit, a toujours été à la pointe de ce mouvement. Dès le lendemain du conflit mondial, deux organismes implantés au Caire, le « Bureau du Maghreb Arabe » et le « Comité de libération du Maghreb arabe », ont d’ailleurs tenté de centraliser l’action des différents mouvements indépendantistes nord-africains afin de pouvoir opposer un front commun à la France. Mais cette initiative, victime de querelles personnelles et très timidement soutenue par la Ligue arabe, fera long feu.
L’arrivée au pouvoir du colonel Nasser à partir de juillet 1952 va clairement changer la donne. Plein d’ambition et de projets, le raïs égyptien se montre en effet tout de suite très attentif à l’évolution du dossier algérien dont il va confier la direction à l’un de ses meilleurs adjoints, le major Muhammad Fathi al-Dib (1923-2003)[1], qui va établir un contact direct la direction du FLN.
Des camps d’entraînement militaire sont alors ouverts, à Ismaïlia notamment, afin de pouvoir former des volontaires (Houari Boumediene en sera l’un des élèves). L’émission La Voix des Arabes (Sawt al-Arab), créée en juillet 1953 et diffusée par la radio du Caire, va devenir le porte-voix de la rébellion[2]. Deux bateaux, le « Dina » et le « Farouk », seront également mis à la disposition de Ben Bella et de Ben M’Hidi afin qu’ils puissent transporter des armes depuis l’Egypte vers le Maroc (février 1955).
Mais l’Égypte n’est pas la seule nation arabe à apporter ainsi son soutien à la cause algérienne. Sur les huit bureaux étrangers que le FLN parviendra à ouvrir entre le début de l’année 1955 et le mois d’octobre 1956, près de cinq seront d’ailleurs situés dans des pays arabes (respectivement à Tunis, Le Caire, Damas, Beyrouth et Baghdâd) tandis que les trois autres seront implantés à Jakarta, Karachi et New York. Les comptes en banque gérés par ces officines vont brasser beaucoup d’argent. Une étude réalisée par le SDECE en 1959 estimera ainsi que près de 95% des financements du FLN proviennent alors de fonds provenant des pays arabes, au premier rang desquels l’Égypte, mais aussi l’Arabie saoudite et l’Irak (où le général Kassem, arrivé au pouvoir après avoir renversé la monarchie en juillet 1958, va tout de suite se montrer un chaud partisan du FLN). Ces fonds, qui transitent ensuite par la Suisse, servent essentiellement à payer les permanents du parti, à acheter des armes et du matériel médical, ou bien encore à venir en aide aux réfugiés qui ont dû s’installer en Algérie ou au Maroc pour fuir les combats.
C’est ce soutien international très actif qui va permettre à la délégation extérieure du FLN de pouvoir réaliser ses premiers grands coups diplomatiques, le premier ayant été sa participation à la conférence de Bandoeng en tant qu’observatrice en avril 1955. Le second sera évidemment l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies. Cette dernière initiative va d’ailleurs provoquer la colère de Paris, pour qui les troubles en Algérie n’étant rien d’autre qu’une affaire de politique intérieure, ils ne sauraient être du ressort d’une organisation telle que l’ONU qui, par définition, ne peut se prononcer que sur les conflits opposant entre eux des États souverains. Reconnaître l’inverse revenant évidemment à valider la thèse indépendantiste, la France va donc user de tout son poids pour bloquer l’initiative onusienne.
Pour ce faire, le SDECE va employer plusieurs agents d’influence, dont l’avocat d’affaire Jean-Eugène Violet[3] et le religieux dominicain Yves-Marc Dubois, qui vont carrément s’installer à New-York pour faire du lobbying au profit de la position française[4]. Leurs efforts ainsi que ceux Quai d’Orsay vont permettre à Paris d’empêcher que la question algérienne ne soit non seulement mise au vote mais encore discutée à l’occasion de la dixième session (25 novembre 1955). Lors de la onzième session en revanche, l’Assemblée va adopter la résolution 1012 (non contraignante) promouvant l’espoir d’une « solution pacifique, démocratique et juste » (15 février 1957). A l’issue la douzième session, la déclaration se fera plus insistante, puisque la résolution 1184 appellera désormais la France à « engager des pourparlers en vue de trouver une solution dont les buts et les principes soient conformes à la Charte des Nations unies » (10 décembre 1957). En fin de compte, il faudra cependant attendre la quinzième session pour que l’Assemblée se prononce cette fois-ci ouvertement en faveur du « peuple algérien à la libre détermination et à l’indépendance » (19 décembre 1960).
5.2. Le panislamisme
Pour plusieurs personnalités de l’époque, et en particulier pour l’ethnologue Jean Servier (1918-2000), qui conseille directement les services de sécurité français, il ne fait aucun doute que l’insurrection algérienne a été en grande partie souhaitée et même provoquée par les cadres de l’islam militant et en particulier par ceux de l’Association des Oulémas d’Algérie (AOA), dont les réseaux scolaires ont contribué plus que nulle autre chose à ré-islamiser la population algérienne au cours des décennies précédentes[5].
Or, l’un des sujets de préoccupation du SDECE tient justement à l’existence, au Moyen-Orient, d’un groupe d’Algériens très activement reliés à cette mouvance. Dirigé (nominalement) par le cheikh Bachir Ibrahimi (1889-1965), le président de l’Association des Oulémas, ce groupe compte en son sein plusieurs personnalité d’envergure, dont le plus charismatique est Ahmed Tawfik Al-Madani (1898-1983), qui occupe d’ailleurs une place importante au sein de l’appareil de propagande du FLN. Madani a notamment été chargé d’établir une liaison avec des chefs religieux sunnites implantés à Beyrouth, Damas, Le Caire ou Djeddah, et en particulier avec le cheikh Mohammad Makki Kettani (1894-1973), un ouléma damascène (mais d’origine marocaine) très engagé dans le combat anticolonial, ou bien encore avec le cheikh Mohammad ibn Ibrahim al-Shaykh (1893-1969), le grand mufti d’Arabie saoudite, dont les services sont toujours prêts à soutenir la cause de ceux qui se revendiquent de l’islam. Délégués à Djeddah par le FLN afin de populariser la cause algérienne auprès des Saoudiens, Abbas Bencheikh El-Hocine (1912-1989) et Saïd Bibani (1908-1976) vont jouer un rôle aussi discret que stratégique, profitant notamment du pèlerinage mekkois pour rencontrer des personnalités venues de tout le monde musulman.
Leur dangerosité à tous est moins militaire que politique et culturelle car, de par leur soutien actif à la révolte, ces « clercs » accréditent l’idée que le FLN agit bel et bien comme le défenseur de la religion musulmane, alors que la propagande française consiste justement à faire passer l’organisation indépendantiste pour le fourrier du communisme international et donc de l’athéisme.
Si beaucoup des leaders de l’association des Oulémas ont été contraints de s’exiler au Moyen-Orient afin de fuir la répression, un certain nombre sont cependant restés sur place, comme les cheikhs Abdellatif Soltani (1902-1984), Ahmad Hamani (1915-1998) et surtout Larbi Djadri (dit Larbi Tebessi). En tant que vice-président de l’AOA, l’homme a organisé le ralliement public de l’organisation au FLN le 17 janvier 1956 et cette attitude a naturellement fait lui une cible. En pleine bataille d’Alger, dans la soirée du 4 avril 1957, un groupe d’hommes non identifiés viendra d’ailleurs l’arrêter dans son appartement du quartier de Belcourt. Il n’a jamais plus été vu depuis. En août 1957, c’est Ahmad Hamani qui sera arrêté à son tour à cause de ses liens avec le FLN (il ne sera libéré qu’en mars 1962). Les établissements d’enseignement de l’AOA seront alors définitivement fermés (son organe de presse, El-Baça’ir, avait été interdit dès le mois d’avril 1956).
5.3. Ingérences étrangères : le cas espagnol
« Germain » doit également devoir compter avec les menées de plusieurs services étrangers opposés à la politique française. Au début du conflit, c’est l’Espagne qui va lui poser le plus de soucis.
Isolé diplomatiquement du fait de son alliance avec les régimes de l’Axe, le général Franco a en effet choisi de se lancer par compensation dans une politique pro-arabe très offensive. L’un des partisans les plus actifs de cette politique n’est autre que le gouverneur du Maroc espagnol, Rafael Garcia-Valino (1898-1972).
Dès sa nomination en 1951, celui-ci ne va donc pas hésiter à accorder son soutien aux nationalistes marocains, qui vont ainsi pouvoir se réfugier en toute tranquillité sur le territoire ibérique afin de fuir la police française. Malgré les objections de la résidence-générale de Rabat, Garcia-Valino va aussi accepter que Radio Tétouan se fasse le relais actif des thèses de l’Istiqlal. N’ayant été ni consultée ni même avertie au préalable, Madrid va prendre comme un affront la destitution du sultan Ben Youcef en août 1953 et continuera donc de le considérer comme le seul souverain légitime. Plus grave encore, les premiers combattants de l’ALN algérienne vont pouvoir s’installer à Nador et c’est dans cette même ville que l’ALM va commencer à se structurer au cours de l’année 1955.
Mais le régime franquiste finit par se faire prendre à son propre piège. Car lorsque le Maroc obtient finalement son indépendance de la France, le gouvernement madrilène se voit placé dans une situation intenable, ce qui va d’ailleurs contraindre le général Franco à faire évacuer le nord du pays à compter du 7 avril 1956 (sauf Ceuta et Melilla).
Quant à la question algérienne, l’Espagne ne peut pas s’en désintéresser. Nul n’ignore en effet que la majorité de la population pied-noir est d’origine ibérique, en particulier dans le département d’Oran. On pourrait donc penser que Madrid joue plutôt la carte du maintien de la domination européenne.
Certes, mais ce serait sans compter que la vieille garde phalangiste est restée très francophobe et qu’elle a conservé une partie de son influence. C’est le cas notamment du directeur général de la presse, Juan Aparicio Lopez (1906-1987), qui n’hésite pas à multiplier les campagnes hostiles à l’égard de la politique nord-africaine de la France. Madrid va d’ailleurs autoriser l’installation d’un bureau du FLN fin 1956 (dont la direction sera confiée à M’Hamed Yousfi).
Mais les choses changent brutalement en février 1957, lorsque l’Espagne se voit confrontée à la volonté marocaine de s’emparer de ses possessions d’Ifini, du Cap Juby, de Saguia de Hamra et du Rio de Oro. Franco se retrouve alors contraint de changer son fusil d’épaule d’adopter une position beaucoup prudente à l’égard de la France. Aparicio Gomez perd ainsi son poste en mars 1957 tandis qu’en février 1958, Madrid ira même jusqu’à solliciter l’aide militaire de Paris afin de défendre ses colonies attaquées par les troupes marocaines (opération « Ecouvillon »).
A compter de cette époque, le FLN ne pourra donc plus agir en Espagne aussi librement qu’il l’avait fait auparavant, étant désormais assimilé à un mouvement subversif à l’avant-garde de l’expansionnisme « rouge ». En juin 1958, les Espagnols vont d’ailleurs ordonner la fermeture du bureau dont le FLN disposait à Madrid. Ils vont aussi transmettre aux Français des listes d’individus suspects, suspendre leurs livraisons d’armes vers la Tunisie (juillet 1958) et assister la France dans le contrôle des côtes algériennes. Cette volte-face ira si loin qu’en 1961, l’Espagne va devenir paradoxalement une terre d’asile pour l’OAS.
5.4. Ingérences étrangères : le cas soviétique
S’il est une théorie alors largement partagée par les stratèges de la Défense nationale depuis la guerre d’Indochine, c’est que les révoltes anticoloniales sont en réalité fomentées et même pilotées par Moscou. Les responsables du SDECE estiment en effet que c’est parce qu’ils sont dans l’impossibilité de pouvoir avancer directement leurs pions, du fait de l’équilibre instauré par l’arme nucléaire, que les Soviétiques exploitent sciemment toutes les tensions politiques, sociales, religieuses ou ethnique agitant le Tiers-monde afin de favoriser l’apparition de rébellion auxquelles ils apporteront ensuite leur soutien et qui, en cas de victoire, transformeront leur pays en Etats satellites de l’URSS. C’est ce que l’on appelle la théorie de la subversion.
Ainsi, après avoir été surtout considéré comme un mouvement panarabe d’obédience nassérienne, le FLN va peu à peu être vu comme un instrument aux ordres de Moscou. Plusieurs faits vont d’ailleurs venir alimenter cette suspicion.
Depuis qu’elle a été évoquée pour la première fois à l’occasion de la conférence des pays non-alignés organisée à Bandoeng en avril 1955, la cause algérienne n’a pas cessé il est vrai d’être soutenue par les Etats communistes. Le SDECE sait parfaitement que beaucoup des armes distribuées par l’Egypte au profit de la rébellion algérienne proviennent en réalité des pays de l’Est et en particulier de Tchécoslovaquie (comme viendra l’illustrer l’arraisonnement du cargo Slovenja en janvier 1958) et que tout cela ne peut se faire sans l’aval de Moscou (qui se débarrasse ainsi de stocks obsolètes tout en acquérant de précieuses devises)[6].
Les experts de la caserne Mortier n’ignorent pas non plus qu’un certain nombre de révolutionnaires professionnels sont venus se placer au service de la cause algérienne. La présence à Tunis d’hommes tels que Serge Michel (1922-1997) ou Frantz Fanon (1925-1961), dont les orientations idéologiques sont bien connues, vient évidemment renforcer cette thèse. Les liens du premier avec le congolais Patrice Lumumba (1925-1961) et ceux du second avec le ghanéen Kwame Nkrumah (1909-1972), accréditent l’idée que le FLN appartient à la nébuleuse des mouvements de libération liés à l’internationale communiste[7].
Et pourtant, une étude plus attentive oblige à nuancer fortement cette vision des choses. Car le Front de Libération Nationale n’est pas et ne sera jamais un parti marxiste-léniniste au sens strict. Ni la déclaration du 1er novembre 1954 ni la plate-forme de la Soummam d’août 1956, qui sont ses deux principaux textes programmatiques, ne reprennent d’ailleurs le principe de la lutte des classes ni le thème de la nationalisation des moyens de production et de collectivisation des terres. L’athéisme y est même officiellement rejeté puisque le parti se proclame le défenseur de la personnalité arabo-musulmane de l’Algérie (point n°1 de la déclaration du 1er novembre). Ses combattants s’appellent d’ailleurs des moudjahidin (combattants du djihad) et l’on désigne ceux qui sont morts au combat par le terme de shuhada (« martyrs »), deux expressions à forte connotation religieuse. Il existe en outre un Parti communiste algérien (PCA), dont les modestes effectifs sont d’ailleurs plutôt Européens que Musulmans et dont les relations avec le FLN seront assez souvent ombrageuses[8].
Ajoutons enfin que dans leur lutte contre le colonialisme français, les indépendantistes algériens ne vont pas hésiter à faire appel à toutes les forces de la gauche et pas seulement à celles inféodées à Moscou. Ils s’appuieront ainsi sur les communistes yougoslaves ou chinois et même sur les trotskystes de la Quatrième internationale (ex Miguel Pablo), tous très antisoviétiques. Autant de raisons qui expliquent pourquoi l’URSS va parfois se montrer assez circonspecte à l’égard du FLN, un parti qui, tout en lui étant proche par bien des aspects, ne peut absolument pas être considéré comme sa créature.
Des raisons d’ordre géopolitique motivent également cette attitude. Car l’Union soviétique ne souhaite pas heurter la France de front. Elle sait en effet qu’une partie des élites française n’est pas atlantiste et penchent plutôt vers une forme de neutralité dans l’affrontement Est-Ouest. Elle veut donc lui donner des gages en modérant son soutien à la rébellion algérienne. En outre, elle n’ignore que le Parti communiste français cherche depuis la Libération à se présenter comme le porte-voix des patriotes et qu’il lui est donc difficile de se prononcer trop ouvertement pour une Algérie algérienne en faisant fi de la présence sur place d’une forte minorité européenne. Pour toutes ces raisons, l’URSS va attendre le mois de décembre 1960 avant de reconnaître officiellement le GPRA bien que celui-ci avait pourtant été proclamé dès septembre 1958.
Mais si le camp progressiste lui est unanimement hostile, le fait est que la France n’est pas non plus ménagée par nombre de ses partenaires occidentaux, qui tous contestent, de façon plus ou moins feutrée, la politique qu’elle conduit en Algérie.
5.5. Ingérence étrangère : le cas américain
Le principal sujet d’inquiétude de Paris concerne l’attitude des Etats-Unis. Depuis que Washington s’est abstenu à propos d’un vote concernant l’affaire tunisienne en décembre 1952, la France sait que son partenaire américain n’est pas décidé à tout accepter de sa part.
A Paris comme à Alger, une rumeur tenace tient d’ailleurs les Américains pour très hostiles à la politique nord-africaine de la France et comme bien décidés à la contrecarrer[9]. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle les services de « Germain », ainsi que la DST, surveillent très attentivement les faits et gestes du consul général des Etats-Unis à Alger, Louis Clark, ainsi que ceux de tous les citoyens américains présents dans le pays, en particulier lorsqu’ils travaillent pour les médias, le secteur industriel ou au profit d’organisations religieuses et humanitaires.
Le SDECE observe en particulier les agissements des employés de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), une organisation constituée par les Américains en décembre 1949 pour damer le pion aux Soviétiques. Depuis sa fondation, la CISL s’est montrée très active dans le combat anticolonial. Après avoir validé l’adhésion de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) en mars 1951 et s’être associée à l’Istiqlal pour mettre en place l’Union Marocaine du Travail (UML) en mai 1955, la CISL a évidemment soutenu le FLN au moment de la fondation de l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA) en février 1956. Les Français savent bien que cette politique hostile ne peut se faire qu’avec l’aval des autorités américaines. Installé à Paris en tant que représentant en Europe de l’American Federation of Labor (AFL), le principal animateur de la CISL, Irving Brown (1911-1989), est particulièrement surveillé[10]. En mai 1956, lorsqu’il voudra venir à Alger, le gouvernement français ne se privera d’ailleurs pas de le faire expulser.
Car le SDECE sait que l’agence de renseignement américain compte en sein plusieurs cadres favorables à l’idée de constituer un partenariat resserré avec les régimes arabes. Des hommes tels que Kermit Roosevelt Jr (1906-2000), son cousin Archibald B. Roosevelt Jr (1918-1990) ou encore Miles Axe Copeland Jr (1916-1991), qui passent alors pour les meilleurs spécialistes des affaires moyen-orientales dont dispose la CIA, estiment en effet que l’expulsion des Européens du monde arabe va permettre aux USA d’y renforcer leurs liens avec les régimes conservateurs et ainsi d’empêcher ces nations ne finissent par tomber dans la main des Soviétiques[11]. Plus lucides sans doute que les Français, ils ont rapidement compris que le déficit démographique entre population européenne et musulmane rendait l’indépendance algérienne inéluctable à court ou moyen terme et que, dès lors, il était tout à fait opportun de préparer l’avenir[12].
C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis vont choisir de maintenir une ligne de dialogue constante avec le FLN et cela d’autant plus que le sous-sol algérien s’est révélé très riche en ressources pétrolières et gazières. Ils vont même accepter que le FLN puisse ouvrir une représentation permanente à New York. Le chef de cette dernière, Abdelkader Chanderli (1915-1993), ne va pas ménager ses efforts afin de populariser la cause algérienne auprès des élites locales, multipliant les demandes d’entretiens et les conférences de presse. Il va même prendre contact avec le directeur du contre-espionnage de l’Agence, James J. Angleton, qui va alors dépêcher à ses côtés deux cadres éprouvés, l’ancien dirigeant communiste Jay Lovestone (Jakob Liebstein, 1897-1990) ainsi que l’épouse de ce dernier, Louise Page Morris (1904-2002). Grâce à eux, Chanderli va parvenir à constituer un véritable groupe de pression outre-Atlantique, un groupe qui comprendra notamment des journalistes (Joseph Kraft), des universitaires (Louise Hahn) et même quelques hommes politique de poids tels que John Kennedy, le futur chef d’Etat.
Le 2 juillet 1957, alors sénateur du Massachusetts, John Kennedy, va d’ailleurs prononcer devant le Congrès un discours retentissant dans lequel il exhortera les Etats-Unis à prendre fait et cause pour tous les mouvements de libération du Tiers-Monde, du moins dès lorsqu’ils ne sont pas ouvertement communistes (comme c’est selon lui le cas du FLN). Dans le cas contraire en effet, l’Amérique poussera inévitablement tous ceux qui ont soif de justice et de liberté dans le camp soviétique.
Il est aussi vrai que, sur plan militaire, les Américains n’apprécient pas de voir leur principal allié européen transférer la plus grande partie de ses troupes et de ses équipements de l’autre côté de la Méditerranée, dégarnissant donc d’autant plus sa zone d’occupation en Allemagne, un territoire que les divisions russes auraient comme premier objectif stratégique en cas de guerre. Le général Alfred Gruenther, commandant suprême des forces alliées en Europe, ne se privera d’ailleurs pas de le dire au général Koenig (et cela d’autant plus que les armes utilisées par la France en Algérie sont en grande partie de fabrication américaine, en particulier pour ce qui concerne les hélicoptères).
Et pourtant et jusqu’en 1960 au moins, les Américains, ne vont pas s’engager officiellement en faveur de l’indépendance algérienne. Cela tient essentiellement au fait qu’ils ont grandement besoin du soutien, ou en tout cas de la neutralité de la France, afin de pouvoir réarmer l’Allemagne (ce que l’échec de la communauté européenne de défense est venu rappeler en août 1954). Il est vrai aussi que le discours socialisant des dirigeants du FLN ne les rassurent guère quant aux alliances que ceux-ci pourraient nouer en cas de victoire.
Cette attitude plutôt hostile aux indépendantistes algérien est notamment partagée par les frères Dulles, John Foster au Département d’Etat (1953-1959) et Allen à la tête de la CIA (1953-1961), pour qui les soi-disant pays non-alignés ne sont en réalité que les marionnettes des Soviétiques. C’est donc pour cela que les Etats-Unis vont s’abstenir de s’opposer frontalement à la France dans les instances internationales. Tout au plus viendront-ils proposer leurs « bons offices » en janvier 1958 afin de sortir d’une crise qui, au lendemain du bombardement de Sakiet Sidi Youcef, semblait avoir franchi un nouveau et inquiétant palier.
5.6 Ingérences étrangères : le cas italien
L’Italie et l’Allemagne représentent pour leur part les cas particuliers de puissances européennes à la fois très liées à la France (le traité de Rome qui va fonder la CEE sera signé le 25 mars 1957) et pourtant parfaitement opposées à sa politique algérienne.
En Italie, cette attitude est notamment partagée par ceux qu’on appelle les « démo-musulmans ». Ces responsables politiques, souvent hauts placés, sont convaincus que l’Italie doit profiter des difficultés rencontrées par la France et le Royaume-Uni en Méditerranée pour se lancer dans une politique arabe très active tout en soutenant l’Islam, considéré comme un rempart efficace face au communisme. Parmi les principaux représentants de ce courant figurent notamment le chef de l’Etat italien, Giovanni Gronchi, ainsi que le secrétaire-général de la Démocrate-Chrétienne, Amintore Fanfani.
C’est sur leurs directives que Giovanni Gronchi (ministre de l’Intérieur en 1955-1959) et Paolo Taviani (ministre de la Défense en 1954-1957) vont laisser transiter par l’Italie de nombreux responsables du FLN, y compris lorsque ceux-ci viendront sur place pour négocier des achats d’armes et de munitions. Chef du SIFAR (service de renseignement militaire) de 1955 à 1962, le général Giovanni De Lorenzo (1907-1973) se contentera d’assurer une surveillance étroite de ces mouvements mais sans jamais intervenir[13]. En 1958, un cadre indépendantiste, Taieb Boulharouf, recevra même l’autorisation de créer un bureau du FLN au sein de l’ambassade de Tunisie à Rome, à la grande colère des autorités françaises.
En marge de ces « Démo-musulmans », l’industriel Enrico Mattei, directeur de l’ENI, l’entreprise nationale d’exploitation des hydrocarbures, va poursuivre une voie se voulant encore plus favorable aux indépendantistes algériens. Symbole de cette Italie d’après-guerre qui se veut moderne et libérale, Mattei s’est fait connaître comme le chantre d’un nouveau type de partenariat avec les pays producteurs de pétrole, auxquels il accepte désormais de reverser 50% de ses bénéfices, c’est-à-dire bien plus que ce que sont prêtes à concéder les Majors américaines. Sa décision de conclure des marchés avec l’URSS et même avec la Chine lui a d’ailleurs valu de nombreux détracteurs.
Or l’industriel italien ne cache pas son souhait de voir les chefs du FLN prendre un jour le pouvoir en Algérie afin de s’associer avec eux dans l’exploitation des très prometteurs gisements sahariens. C’est pour cela qu’il va accepter de former une partie de leurs cadres dans les propres instituts de l’ENI. Plus grave encore, le SDECE va même le soupçonner d’avoir fourni de l’essence à l’ALN et même des armes à rébellion. Le poste du SDECE à Rome va donc le placer sous surveillance tandis que les services de « Germain » parviendront à identifier l’homme que Mattei avait envoyé en Algérie pour le représenter. Il s’agissait d’Italo Pietra (1911-1991), le correspondant à Alger du Corriere della Serra, qui fera lui aussi l’objet d’une surveillance étroite[14].
5.7. Ingérences étrangères : le cas allemand
L’attitude de la République fédérale d’Allemagne apparait tout aussi ambigüe que celle de l’Italie. Certes, chacun sait que le chancelier Konrad Adenauer est un actif partisan du rapprochement franco-allemand et qu’il ne souhaite donc pas heurter de front les autorités françaises en désavouant publiquement la politique qu’elles conduisent en Afrique du Nord.
C’est d’ailleurs pourquoi les Allemands vont opter pour un profil bas dans leurs relations avec le Maroc et la Tunisie. L’accord économique germano-tunisien, signé en décembre 1957, restera ainsi très en deçà des possibilités de l’industrie allemande, Bonn n’ayant pas voulu apparaître comme cherchant à se substituer aux Français. Il en ira de même pour la réponse allemande au plan quinquennal marocain de 1959, qui sera là en aussi très modeste. En janvier 1956, la nomination d’un consul-général de RFA à Alger en la personne d’Heinrich Hendus (1911-1982) viendra même illustrer les bonnes relations que l’Allemagne entend conserver avec Paris.
Et pourtant, il n’en demeure pas moins que beaucoup de responsables allemands estiment que, dans l’affaire algérienne, c’est bel et bien la France qui a le mauvais rôle. La violence de la répression et notamment la révélation de l’usage massif de torture au moment de la bataille d’Alger, a suscité une vague de soutien à l’égard de la cause indépendantiste chez de nombreux libéraux allemand.
L’un d’entre eux se nomme Hans-Jurgen Wischnewski (1922-2005). Secrétaire-général du puissant syndicat de la métallurgie, IG-Metall, Wischnewski est également parvenu à se faire élire au Bundestag en tant que représentant de l’aile gauche du SPD en 1957. Ces deux fonctions stratégiques ont fait de lui un homme très influent et quasiment intouchable. Avec l’aide d’un certain nombre de militants de l’anticolonialisme (pour la plupart trotskystes), l’élu allemand va patronner un très actif réseau de soutien au profit du FLN. Mettant à la disposition des Algériens des lieux de résidence ou de rassemblement, Wischnewski va se faire leur porte-parole auprès de l’opinion publique ainsi que leur défenseur vis-à-vis des autorités. Il interviendra ainsi auprès de la justice et de la police à chaque fois qu’il le pourra, obtenant plusieurs fois la libération de militants détenus (ex Hafid Keramane en 1961) ou bien empêchant leur expulsion vers la France (ex Ali Sadat).
C’est cette situation très favorable à ses intérêts qui va motiver Omar Boudaoud, le nouveau patron de la Fédération de France du FLN, à venir s’installer à Düsseldorf dès 1957. Cette tolérance allemande trouvera une nouvelle illustration en avril 1958, lorsque la Tunisie va accepter que son ambassade de Bonn abrite officiellement un bureau du FLN. En septembre 1958, Wischnewski et trois autres députés allemands vont même faire le voyage jusqu’à Tunis afin de manifester publiquement leur soutien à la cause algérienne.
Dans le même temps et à l’autre bout du spectre politique, plusieurs anciens cadres du Troisième Reich, reconvertis au service de la RFA, ont également choisi de s’investir aux côtés des indépendantistes nord-africains afin de prendre ainsi une forme de revanche contre la France. Cette position sera notamment celle de Hans Glöbcke (1898-1973), un homme au lourd passé qui va pourtant devenir le directeur de cabinet d’Adenauer entre 1953 et 1963.
Ayant notamment pour tâche de chapeauter les services spéciaux, Glöbcke va superviser l’action très conciliante menée à l’égard du monde arabe par Reinhard Gehlen (1902-1979), le chef du renseignement extérieur (BND). En quelques années, celui-ci va réussir à implanter plusieurs réseaux de renseignement de l’autre côté de la Méditerranée et, pour les chapeauter, il n’hésitera pas à recruter d’anciens cadres nazis comme Gerhard Bauch en Egypte ou Rudolf Reske au Maroc. D’autres agents, comme Hans Rechenberg, vont graviter autour de l’Association internationale des Amis du Monde arabe, fondée en 1959 par un banquier suisse, le sulfureux François Genoud (1915-1996).
Le plus important des agents que le BND va réussir à implanter dans le monde sera sans doute Richard Christmann (1905-1989), un homme dont la vie aventureuse ressemble par bien des points à celle de « Germain »[15].
C’est en juillet 1956 que ses supérieurs, Reinhard Gehlen et Hermann Josef Giskes (1896-1977, lui aussi un ancien de l’Abwehr), décident d’envoyer à Tunis ce remarquable spécialiste des affaires arabes afin qu’il puisse piloter la mission « Agave », dont l’objectif consiste à aider le jeune Etat tunisien à bâtir un véritable service de renseignement et de contre-espionnage. La couverture de Christmann est excellente. Officiellement délégué des industries allemandes, il dirige l’OTTECA (Office technique tunisien d’échanges économiques et culturels avec l’Allemagne) tout en représentant les intérêts de la firme chimique Hoechst et ceux des optiques Karl Zeiss. Mais le SDECE ne mettra pas longtemps à comprendre qu’il est en réalité le nouveau chef de poste du BND.
Dès son arrivée, Christmann commence par se constituer des réseaux en se servant des contacts qu’il avait pu nouer avec des militants arabes pendant la dernière guerre. Il va notamment pouvoir compter sur l’aide de Bechir Mhedhebi (1912-1987), l’ancien animateur de la radio arabe de Berlin, devenu entre-temps le créateur de la radio nationale tunisienne. Afin de gagner la confiance de ses hôtes, Christmann va rendre d’appréciables services à l’Etat tunisien, notamment en organisant notamment la livraison de matériels d’écoute de très bonne qualité. En outre, il semble bien que ce soit lui (peut-être grâce à des renseignements américains ?), qui ait alerté Taïeb Mehiri, le ministre tunisien de l’Intérieur, quant à l’existence du réseau Magenta (9 février 1959). Mehiri et ses hommes pourront ainsi arrêter quatorze membres du réseau, dont Claude Bachelard, qui sera ensuite expulsé (tandis qu’un autre agent français, René Gondolo, se serait « suicidé » au cours d’un interrogatoire).
Mais Christmann, que ses interlocuteurs locaux connaissent sous le nom de « Salah », ne va pas se contenter de faire du renseignement ou d’assurer un soutien logistique au profit des Tunisiens. En parfaite cohérence de vue avec Gehlen et Giskes, il va aussi directement prendre parti dans le conflit algérien. On le verra ainsi organiser des filières de désertion au profit des soldats allemands de la Légion étrangère (sur le même modèle que ceux que la RDA avait mis en place pendant la guerre d’Indochine), mais aussi s’impliquer dans l’approvisionnement du FLN en matériel médical, ce qui va l’amener à nouer une relation très étroite avec Mohammed Seghrir Nekkache (1918-2010), le chef du service de santé du FLN. Christmann, qui avait fait sa connaissance avant-guerre, va le recruter en lui attribuant le nom de code « ALA 10 ». Bien qu’il s’en soit toujours défendu, les Français soupçonneront également Christmann d’avoir fait livrer des armes à la rébellion. L’un des hommes clés de ce trafic aurait été son homologue, le colonel en retraite Rudolf Recke, chef de poste du BND à Madrid.
Face à toutes ces initiatives, la France ne va pas se contenter d’émettre des protestations de pure forme. Disposant sur place d’un excellent réseau d’agents (Fichard et Gaspard à Bruxelles, Nadal à Hambourg, Genot à Berne), le CE du SDECE va suivre avec attention la plupart des ventes d’armes, repérer les transactions, identifier les acheteurs et suivre les transports. Et, dès qu’il aura la certitude que les armes sont bien destinées à la rébellion algérienne, il préviendra la direction générale qui, à son tour, mobilisera les hommes du Service Action. Des missions HOMO ou ARMA seront alors déclenchées. Plusieurs contrebandiers en lien avec l’ALN seront ainsi éliminés de même que certains cadres de la rébellion. Le 5 novembre 1958, le chef du bureau du FLN en Allemagne, Ameziane Aït Ahcène, sera d’ailleurs victime d’un attentat qui provoquera son décès quelques semaines plus tard. Quant aux opérations ARMA, elles permettront de couler plusieurs bateaux remplis d’armes à destination des maquis algériens, que ce soit dans les ports de Tanger (juillet 1957) ou d’Hambourg (octobre 1958)[16].
Notes :
[1] Fathi al-Dib travailla souvent sous la supervision directe de Nasser. Officiellement cependant, il était placé sous la responsabilité des directeurs du renseignement égyptien (gihaz al-mukhabarat al-amma), à savoir Zakaria Mohieddin (1918-2012) jusqu’en 1956, Ali Sabri (1920-1991) en 1956-1957 et Salah Nasr (1920-1982) à partir de 1957.
[2] On aura un bon exemple du contenu des messages diffusés deux heures par jour par la « Voix des Arabes » en reprenant les paroles prononcées au lendemain de l’attentat à la grenade commis le 6 mars 1954 dans la mosquée Berrima de Marrakech contre le sultan Ben Arafa : « O Arabes, la Voix des Arabes a le plaisir de vous annoncer que Mohammed Ben Arafa, traître au Maroc, aux Arabes et à l’Islam, vient de recevoir une grave blessure à sa tête toujours baisée devant l’impérialisme français. Aujourd’hui, en dépit de la garde colonialiste dont est entouré Mohammed Ben Arafa, les hommes libres du Maroc ont réussi à faire exploser une bombe à la mosquée où, aux yeux de son peuple altier, le traître marocain jouait le rôle du croyant. La bombe a blessé grièvement la sale tête de Mohammed Ben Arafa et nous espérons que ce coup lui sera fatal. Tel est le sort des traîtres, sort misérable dans ce monde et dans l’autre » (« La Voix des Arabes a le plaisir d’annoncer », Le Monde, 8 mars 1954).
[3] Il faudra un jour s’atteler à décrire la carrière de cet homme étonnant que fut Jean Violet, ancien de la Cagoule et du MSR, ami d’Antoine Pinay, lié au SDECE, à la CIA, au BND, au Vatican, à l’Opus Dei, membre de tous les réseaux les plus secrets et finalement compromis dans la fameuse affaire des « avions renifleurs ». Les sources, comme on peut le comprendre, manquent hélas.
[4] En échange, le SDECE va accepter de soutenir la lutte des réseaux catholiques implantés dans les pays de l’Est, notamment en Pologne et en Hongrie (opération « Pax Romana »). Le cardinal Eugène Tisserant (1884-1972) a joué un rôle majeur à cet égard. Recruté dès 1916 par le SR, cet ecclésiastique eut toute sa vie un rôle de soutien auprès des services français (Arboit, 2014, p. 330).
[5] Jacqueline Piatier : « Les Ulémas ont fanatisé les Berbères de l’Aurès aujourd’hui en rébellion contre la France nous déclare Jean Servier », Le Monde, 13 juillet 1955.
[6] Deux officiers spéciaux soviétiques ont été au centre de ces opérations. Le premier fut Vikenty Pavlovitch Sobolev (1921-1996), qui dirigea l’antenne cairote du KGB entre 1953 et 1958. Le second fut Vadim Alexeyevitch Kirpitchenko (1922-2005), qui seconda Sobolev au Caire à partir de 1954 avant de lui succéder jusqu’en 1960. Entre 1962 et 1964, Kirpitchenko dirigea l’antenne du KGB de Tunis avant d’être placé à la tête de la branche nord-africaine des services spéciaux soviétiques entre 1966 et 1970. De 1970 à 1974, il fut de nouveau le résident de l’antenne du Caire et occupa par la suite des fonctions dirigeantes au sein du KGB. Ce parfait arabophone servait notamment de traducteur à Nasser lorsque le ra’is égyptien se rendait à Moscou.
[7] Une délégation du FLN va d’ailleurs participer à la première conférence des pays africains indépendants organisés à Accra, au Ghana, en avril 1958. La résolution finale de la conférence demandera d’ailleurs explicitement le retrait de l’armée française d’Algérie (22 avril).
[8] Après avoir longtemps tergiversé, le PCA finira par se lancer lui aussi dans la lutte anticoloniale, ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être officiellement interdit le 12 septembre 1955. Ayant échoué à déclencher une lutte armée autonome (« maquis rouge » d’avril 1956), il choisira finalement de se rallier au FLN (1er juillet 1956). Une fois l’indépendance acquise, l’une des premières mesures du régime de Ben Bella consistera à confirmer l’interdiction du PCA (29 novembre 1962).
[9] En juillet 1943 déjà, la France avait dû exiger le rappel du consul-général américain à Tunis, Hooker Doolittle, après qu’il se soit montré un peu trop favorable aux nationalistes tunisiens. Pendant la guerre d’Algérie, le principal responsable des services américains en Afrique du Nord fut John G. Anderton. Après avoir été le chef de station de la CIA à Saïgon entre 1955 et 1957, il occupa les mêmes fonctions à Rabat entre 1957 et 1962 avant d’être finalement envoyé à Alger en août 1962. Ayant fait une partie de ses études à Grenoble, l’homme était parfaitement francophone. De 1954 à 1959, la station de Paris fut dirigée par James Ramsay Hunt Jr (1909-1979).
[10] Les services français connaissaient d’autant mieux la dangerosité d’Irving Brown qu’en 1947 ils l’avaient aidé à s’implanter en France pour qu’il les appuie dans leur lutte contre le PCF. Brown devint ainsi l’un des architectes de plusieurs opérations à travers lesquelles la CIA naissante chercha à combattre l’influence de l’idéologie communiste dans la société française. En décembre 1947, il parvint notamment à provoquer la scission de la CGT et la création de Force Ouvrière.
[11] Cette faction pro-arabe perdra peu à peu l’initiative au sein de la CIA face à la montée en puissance du lobby pro-israélien. Miles Copeland quittera l’Agence en 1957, Kermit Roosevelt en 1958 et Archibald Roosevelt en 1974 (cf Wilford, Hugh : America’s Great Game: The CIA’s Secret Arabists and the Shaping of the Modern Middle East, Basic Books, 2013).
[12] Les Britanniques adoptèrent la même attitude, surtout après l’échec de Suez. En 1958, le SIS délégua à Tunis l’un de ses meilleurs spécialistes des questions arabes, Nigel Clive (1917-2011), qui s’était illustré pendant la guerre aux côtés des maquisards grecs. Clive avait déjà dirigé le poste de Jérusalem (1948) puis celui de Baghdâd (1950-1953) et ouvrira ensuite le premier poste installé par les Britanniques dans l’Algérie indépendante (1962-1963).
[13] A la fin des années 1960, De Lorenzo sera attaqué en justice pour avoir accepté de préparer, en mars 1964 et à la demande du président de la République, Antonio Segni, un projet d’arrestation préventif et d’internement en Sardaigne d’un certain nombre d’individus dits « subversifs » (713 personnes au total, dont Gillo Pontecorvo et Pier-Paolo Pasolini). Conduit par la gendarmerie (carabinieri), le « Plan Solo » devait être activé en cas de tentative de coup de force communiste.
[14] Pour toutes ces raisons, certains ont vu la main des Français dans la mort tragique de Mattei, survenue le 27 octobre 1962 dans l’explosion de son avion. Cela est très peu probable toutefois, étant donné d’une part que l’Algérie était déjà devenue indépendante à ce moment-là et, d’autre part, que les compagnies pétrolières françaises avaient finalement pu conserver une bonne partie de leur contrôle sur les gisements sahariens.
[15] Né en Lorraine, le jeune Christmann fut pris en charge par ses grands-parents lorsque la région redevint française, si bien qu’il se retrouva doté de la nationalité française. Ayant effectué son service au sein du 1er régiment étranger de cavalerie, il demeura stationné pendant six années en Afrique du Nord (1926-1932), ce qui lui permit d’acquérir une très bonne connaissance de la région. Installé comme représentant de commerce en Métropole, il milita au parti franciste et finit se faore expulsé vers l’Allemagne en 1937. Recruté en mars 1939 par l’Abwehr, le service de renseignement de l’armée allemande, il retourna en France occupée dès juin 1940. Devenu officier dans la section de contre-espionnage (III-F), il fut mêlé pendant à de très nombreuses opérations clandestines. Installé pendant quelques temps aux Pays-Bas, il participa ainsi à l’opération Nordpole, qui permit à l’Abwehr de capturer de nombreux agents du SOE. Sous les noms de code de « Arno » et « Markus », il noua également des liens avec les nationalistes nord-africains mais aussi avec une bonne partie de la pègre parisienne, notamment celle liées aux maisons-closes (Le Chabanais, One-two-two, Le Sphinx). Après la chute du régime national-socialiste, il tenta de se cacher à Cannes où il finit par être arrêté le 13 mai 1946. Libéré en février 1949, il fut bientôt recruté par le BND qui l’envoya faire de la propagande anti-française en Sarre (1954). Installé en Algérie à partir de l’été 1962, Christmann tomba en disgrâce après la chute de Ben Bella et fut expulsé du pays en décembre 1965. Il est dommage que la biographie du personnage, publiée en 2011 par Matthias Ritzi et Erich Schmidt-Eenboomen, en n’ait pas encore été traduite en français car elle contient des précisions que Roger Faligot n’avait pas pu fournir dans son livre de 1984.
[16] Le contre-espionnage du SDECE avait implanté des réseaux dans plusieurs ports d’Europe (Hambourg, Brême, Rotterdam, Gdynia) et de Méditerranée (Malaga, Tunis, Tripoli, Latakieh, Suez) afin de pouvoir surveiller les mouvements de bateaux suspectés de se livrer au trafic d’armes au profit de la rébellion algérienne. Deux documents de travail devaient servir à préparer les opérations. Une liste dite noire contenait ainsi le nom de tous les navires formellement identifiés comme se livrant à du trafic d’armes au profit du FLN tandis qu’une liste rouge enregistrait celle des navires qui étaient seulement soupçonnés de le faire. En général, c’est la Marine nationale qui se chargeait de les arraisonner une fois qu’ils avaient pénétré dans les eaux territoriales françaises (mission SUMAR). Parfois cependant, le SDECE décidait de faire sauter ces bateaux alors qu’ils se trouvaient encore dans leur port d’attache ou de transit. Des repérages étaient alors souvent effectués par des réservistes du SA ou bien par d’honorables correspondants du service (ex. Mario Faivre) tandis que les missions elles-mêmes étaient réalisées par les nageurs de combat du 11e Choc (René Bichelot, Gildas Lebeurier, etc.). Onze navires ont été arraisonnés entre 1956 et 1961 et au moins autant ont été détruits, ce qui a représenté plusieurs milliers de tonnes d’armement.
Crédit photographique : le siège du secrétariat général de l’Organisation des Nations-Unies, New York [Cancillería Ecuador, CC BY-SA 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0, via Wikimedia Commons]