VI. Filiol « l’Enigme résolue »

Partie V

. Une fin mystérieuse… et quelques soutiens haut placées (1945 – …)

   L’épuration légale, qui a commencé en France dès le mois de juin 1944, va se poursuivre durant plus de cinq années. Elle sera particulièrement sévère puisque près d’un million de personnes seront arrêtées et détenues pour des faits de collaboration avec l’occupant allemand. Sur ce total, près de 300 000 affaires seront instruites et 97 000 condamnations prononcées, dont 2 853 à la peine capitale. En fin de compte, 770 personnes seront effectivement fusillées en application de l’article 75 du Code pénal qui prévoit la peine de mort en cas d’intelligence avec l’ennemi. Mais il y aura aussi de nombreux règlements de compte illégaux : sans doute près de 10 000 exécutions sauvages (surtout de la part des FTP communistes) et de 15 à 20 000 femmes tondues sous prétexte de « collaboration horizontale ».

   Au milieu de ces déchirements, le juge Pierre Béteille n’a pas oublié que le procès de la Cagoule avait été interrompu par la guerre en septembre 1939. Dès le mois de décembre 1944, il se rend donc à Lesparre, près de Bordeaux, où une partie des archives judiciaires parisiennes ont été stockées lors de l’exode de juin 1940. Après bien des efforts, il finit par retrouver le dossier d’instruction qu’il avait réalisé six ans plus tôt. Grâce à cet acharnement (et au soutien politique de ses amis socialistes), le grand procès de la Cagoule peut donc finalement s’ouvrir le 11 octobre 1948 devant la cour d’assises de la Seine.

    Sur les 71 inculpés d’avant-guerre, 40 sont effectivement présents (dont Jeantet, Méténier et Corrèze), 12 sont morts durant le conflit ou peu de temps après (Deloncle, Duseigneur, Moreau de La Meuse), tandis que les 13 autres sont en fuite (dont Filiol, Fauran et Martin). L’acte d’accusation fait 975 pages et il faudra de longues heures pour en achever la lecture complète. S’en suivront plusieurs semaines de débats et d’interventions au cours desquels près de 400 témoins vont se succéder à la barre, dont certains célèbres comme Léon Blum, le général Gamelin, Édouard Daladier ou encore le colonel Loustaunau-Lacau. Au fil des 38 audiences, c’est toute l’histoire de la Cagoule qui remonte ainsi à la surface jusque dans ses moindres détails. Mais la France a connu tant de drames depuis lors que ce procès a du mal à passionner les foules. L’heure est à l’apaisement, si bien que, lorsque les verdicts tombent finalement le 26 novembre 1948, les peines sont plutôt clémentes. On note 11 acquittements (dont celui de Maurice Duclos), 10 peines de prison (la perpétuité pour Jakubiez, 20 ans pour Méténier, 10 ans pour Corrèze, 5 ans pour Alice Filiol et 4 ans pour Jeantet)  et du sursis pour tous les autres. Seuls les absents auront été durement sanctionnés. Filiol est ainsi condamné à la peine de mort, à la confiscation de ses biens et à la dégradation nationale pour complicité d’assassinat, complicité de destruction par explosifs, association de malfaiteurs et complot visant à renverser le gouvernement et exciter la guerre civile. Son rôle dans l’assassinat des frères Rosselli a été dévoilé par Fernand Jakubiez, l’un des membres du commando de Bagnoles-de-L’Orne.

    C’est la quatrième condamnation à mort prononcée à son encontre depuis la Libération1 mais Filiol n’aura pas à répondre de ses actes devant une Cour de justice. Alors que plusieurs mandats d’arrêt ont été émis contre lui, ni les juges, ni les policiers, ni les journalistes (et plus tard les historiens) ne parviendront à établir avec certitude ce qu’il est advenu de Jean Filiol après cette journée fatidique du 25 avril 1945, au cours de laquelle il a disparu de ce petit village des Alpes italiennes où il s’était retrouvé encerclé par les partisans.

    Si une chose est sûre c’est que Jean Filiol a bel et bien survécu. En 1967, alors qu’il faisait paraître le premier tome de ses mémoires, Henry Charbonneau n’hésitait d’ailleurs pas à saluer son vieux complice, qu’il considérait donc toujours bien vivant à cette époque. Un an plus tard, lorsque le journaliste français Philippe Bourdrel se lança dans l’écriture de son livre sur la Cagoule (paru en 1970), il chercha pendant quelques temps à rencontrer Filiol avant que certains de ses contacts ne réussissent à l’en dissuader, au motif que ce dernier demeurait toujours selon eux un « homme dangereux ». Bourdrel affirmera plus tard que Filiol avait bel et bien lu son livre et qu’il l’avait trouvé fort bien documenté.

    A vrai dire, cette disparition ne cesse pas d’interroger. Comment un homme avec un passif aussi lourd que Jean Filiol a-t-il pu échapper ainsi aux conséquences de ses actes pendant aussi longtemps et parvenir à se faire totalement oublier, non seulement de la justice mais également de l’opinion publique et des médias ? En réalité, plusieurs faits peuvent apporter un début d’explication à cette énigme.

. Un parmi beaucoup d’autres :

    Il faut rappeler la pagaille qui régnait en ce printemps 1945 et remarquer que cela a certainement du favoriser la disparition de Filiol. En seulement quelques semaines, ce sont en effet près de 2 millions de citoyens français installés en Allemagne à des titres divers (prisonniers de guerre de 1940, détenus des camps de concentration, travailleurs du STO), qui sont alors revenus dans leur pays d’origine, encombrant les routes de toute l’Europe. Certes, l’administration et l’armée avaient bien mis en place des procédures de filtrage sur les routes et dans les gares afin de pouvoir contrôler tous ces flux, mais ils étaient si importants et les situations personnelles des rapatriés si complexes que cette tâche relevait de l’impossible. Si beaucoup de criminels de guerre furent effectivement arrêtés, lorsque la pression retomba, on s’avisa que quelques collaborateurs avaient pourtant réchappé à l’arrestation. Souvent il était trop tard car ceux-ci avaient déjà trouvé de solides bases de repli.

. Le choix de la discrétion :

    Il y a ensuite la chance paradoxale qu’a eue Jean Filiol de n’avoir jamais occupé la première place au sein des différentes organisations dont il a été membre. Dans la Cagoule d’abord puis au MSR, c’est toujours Eugène Deloncle qui attirait vers lui tous les regards tandis que Filiol demeurait le plus souvent en arrière-plan. Sous le régime de Vichy, le Bergeracois n’a occupé aucun poste à responsabilité, ce qui l’aurait bien évidemment exposé politiquement et médiatiquement, comme ce fut le cas pour Joseph Darnand et d’autres. Il est également exact qu’il n’a jamais plus refait parler de lui après la guerre, contrairement par exemple à son camarade d’exil, le milicien François Gaucher, qui n’hésita pas à faire publier des écrits d’inspiration fasciste dans les années 1960.

. L’avènement de la Guerre froide

    Il faut aussi parler du contexte politique. Certes, dans l’euphorie de la libération, la répression et la traque des collabos avaient été sans pitié mais, dès le 5 mai 1947, l’exclusion des ministres communistes du gouvernement va marquer la fin de « l’union sacrée ». Le déclenchement de la guerre en Indochine en décembre 1946, les émeutes ouvrières d’octobre et novembre 1947, et surtout la dégradation de la situation internationale (« Coup de Prague », « Blocus de Berlin », etc.), vont jouer à fond pour remettre l’anticommunisme au rang des priorités du gouvernement français.

    Cette évolution se manifeste bientôt sur le plan politique. Le 14 mars 1948, la célébration du « banquet des mille » vient marquer de façon spectaculaire le retour médiatique de la droite française après plusieurs années de purgatoire. En mars 1952, le nouveau président du Conseil Antoine Pinay réussit pour la première fois à gouverner les chambres avec une majorité de centre-droit. Cette évolution conservatrice se manifeste également dans le rapport que la société entretient avec les événements de l’occupation. L’heure est désormais au redressement économique, à l’unité nationale et donc à l’oubli des drames du passé. Une première fois le 16 août 1947, puis à nouveau le 5 janvier 1951, et enfin le 6 août 1953, trois lois d’amnistie vont ainsi permettre de vider les prisons françaises de la quasi-totalité des collaborateurs qui y étaient détenus depuis l’été 1944 (s’ils étaient encore 20 000 en 1948, il n’en restait déjà plus que quelques centaines en 1953). La traque de ceux qui s’étaient réfugiés à l’étranger cessera dès lors d’être une priorité.

. De possibles soutiens :

   Mais à vrai dire, ces différentes explications, pour utiles qu’elles soient, ne suffisent pas à rendre compte de l’impunité totale dont a bénéficié Jean Filiol après la guerre. Pour comprendre les ressorts profonds de cette « conspiration du silence », il faut nécessairement s’intéresser aux complicités dont il aurait éventuellement pu bénéficier. Les noms de trois puissants personnages viennent alors tout de suite à l’esprit : Eugène Schueller, François Mitterrand et Pierre de Bénouville2.

a. Le cas Schueller

  Né en 1887, fils d’un boulanger alsacien installé à Paris, Eugène Schueller devient chimiste et fonde sa propre société, l’Oréal-Monsavon, en 1909. Son inventivité débordante (il mettra ainsi au point la première teinture pour cheveux et la première crème de protection solaire) ainsi que ses talents commerciaux lui permettent de faire rapidement fortune. Il rachète les peintures Valentine et se lance avec succès dans la production d’objets en plastique.

    Mais c’est également un anti-communiste fervent et un antisémite convaincu. Militant de l’Action française jusqu’en 1935, il a participé à l’aventure de l’OSARN et appuyé à la mise en place du RNP et du MSR, dont il rédigera d’ailleurs en grande partie le programme économique. Ce petit homme sautillant est convaincu de détenir les clés du redressement français. Il a notamment théorisé un modèle d’économie dite proportionnelle liant les bénéfices aux salaires ainsi qu’un impôt sur l’énergie dont il est sûr qu’ils permettraient à la France de devenir une grande puissance industrielle. Mais il a besoin d’un parti pour défendre ses idées et Deloncle saura le convaincre de miser sur le MSR.

    Bien qu’il ait cessé toute activité politique à partir de la fin 1942, Schueller est néanmoins rattrapé par son passé à la Libération et il faudra alors que plusieurs de ses nombreux amis usent de tout leur poids et de leur influence pour que soient finalement abandonnées les poursuites lancées contre lui (juin 1947).

    Ayant par ailleurs réussi à récupérer le contrôle de sa firme, un temps menacée de nationalisation, Schueller n’hésitera pas à secourir à son tour ses camarades dans le besoin. Il permettra ainsi à plusieurs des anciens cagoulards de faire carrière, et même fortune. Henri Deloncle, le frère d’Eugène, sera nommé directeur de la branche espagnole de Monsavon. Jacques Corrèze, l’époux de la veuve d’Eugène Deloncle, sera lui aussi embauché dès sa sortie de prison en 1949. Installé aux Etats-Unis, il prendra la tête de Cosmair, la filiale américaine de l’Oréal. Lucien Combelle et Jean Azéma bénéficieront aussi des largesses d’André Schueller et tout laisse à penser que Filiol et sa famille en ont également profité.

    Toujours est-il qu’à la mort de Schueller, en 1957, la direction de son groupe vont passer entre les mains de son gendre, André Bettencourt, qui en deviendra le nouveau président, et dans celles de François Dalle, qui sera nommé directeur général. En trois décennies, les deux hommes vont faire de la firme française l’un des leaders mondiaux de l’industrie du luxe et l’une des sociétés les plus puissantes de la planète.

    Le passé sulfureux d’Eugène Schueller et de ses amis ne sera révélé qu’en 1991, lorsqu’éclate « l’Affaire l’Oréal ». A l’origine du scandale se trouve un homme, Jean-Pierre Meyers, le propre gendre d’André Bettencourt. Alors qu’il cherche depuis de nombreuses années à s’emparer de la direction de l’Oréal et qu’il se voit constamment frustré de ses ambitions, il décide de faire appel aux services de deux hommes d’affaires franco-israéliens, Jean et David Frydmann, afin qu’ils l’aident à révéler les liens longtemps entretenus entre la direction du groupe et l’extrême droite française. Devant l’émoi provoqué par ces affirmations, André Bettencourt, François Dalle et Jacques Corrèze devront tous les trois démissionner tandis que Jean-Pierre Meyers prendra les rennes du groupe.

b. La liaison Mitterrand :

    De très nombreuses pistes de l’affaire Filiol convergent vers François Mitterrand (1916-1996). Les parcours des deux hommes offrent en effet de surprenantes similitudes. Fils d’un vinaigrier installé à Jarnac près d’Angoulême, François Mitterrand a fréquenté comme Filiol le lycée Saint-Paul d’Angoulême, où il connaitra par ailleurs deux futurs camelots et cagoulards de premier ordre, Jean-Marie Bouvyer (issu d’une famille très liée aux Mitterrand) et Pierre Guillain de Bénouville. Monté à Paris en octobre 1934 pour suivre des études de droit et de sciences politiques, il milite au sein des Volontaires Nationaux, la section de jeunesse des « Croix-de-Feu ». Catholique bon teint, il dirige même la branche locale des Conférences de Saint-Vincent de Paul. Il réside durant plusieurs années au foyer des Pères maristes du 104 de la rue Vaugirard, connu pour avoir été l’un des lieux de réunion de l’OSARN. C’est d’ailleurs au 104 qu’il fait la rencontre d’André Bettencourt et de François Dalle. Les liens entre le propre entourage familial de Mitterrand et la Cagoule ont d’ailleurs été plus qu’étroits. Sa sœur, Marie-Josèphe Mitterrand, eut ainsi une longue liaison avec l’adjoint de Filiol, Jean-Marie Bouvyer. En 1939, l’un de ses frères, Robert Mitterrand, épousa Edith Cahier, fille du général (et chef cagoulard) Paul Cahier, dont la sœur Mercedes était n’était autre que l’épouse d’Eugène Deloncle !

     Après avoir été capturé par les Allemands en juin 1940 puis être parvenu à s’évader, Mitterrand s’installe à Vichy à la fin de l’année 1941. Là, c’est le général Cahier, son beau-père par alliance donc, qui lui permet d’obtenir un poste de documentaliste au service des archives de la Légion Française des Combattants, organisation fondée et dirigée par des cagoulards. En mai 1942, Mitterrand intégre le Commissariat au reclassement des prisonniers de guerre et c’est à cette époque qu’il fait la connaissance d’un autre ancien chef cagoulard, Gabriel Jeantet, alors chargé de mission au cabinet de Philippe Pétain. Jeantet et le journaliste maurrassien Simon Arbellot, seront ses deux parrains pour l’obtention de la Francisque. Ses convictions maréchalistes ayant commencé à s’émousser à partir de l’invasion de la zone libre en novembre 1942, François Mitterrand quitte bientôt ses fonctions officielles (janvier 1943) et s’engage alors dans la Résistance sous le pseudonyme de « Morland » au sein d’un réseau de tendance giraudiste. Après la libération du territoire, il obtient brièvement un poste de secrétaire d’Etat.

    Ayant dû renoncer à cette fonction à son grand désarroi en octobre 1944, Mitterrand est alors remis en selle par Eugène Schueller, qui lui confie la direction des éditions Rond-Point. Mitterrand devient dès lors l’un des intimes du clan Schueller. Il joue au tennis avec l’ex cagoulard François Méténier qu’il tutoie et, en 1950, son grand ami André Bettencourt épouse Liliane, la fille unique d’André Schueller. Mitterrand viendra d’ailleurs témoigner à plusieurs dans divers plusieurs procès afin d’accorder des gages d’honorabilité à Gabriel Jeantet, François Méténier et Jean-Marie Bouvyer (ancien fonctionnaire du Commissariat aux Questions juives). On sait aussi qu’il viendra assiter en personne au grand procès de la Cagoule en 1948.

    Finalement, c’est encore grâce à Eugène Schueller que Mitterrand parvient à relancer sa carrière politique. En novembre 1946, grâce à l’action personnelle de son mécène, qui a de solides réseaux dans la notabilité locale et en particulier dans les milieux catholiques, Mitterrand remporte sa première élection législative dans la Nièvre. Ayant rejoint le parti centriste de René Pleven, l’UDSR, Mitterrand intègre pour la seconde fois le gouvernement en janvier 1947 lorsqu’il se retrouve nommé au poste de ministre des Anciens Combattants. Au cours des dix années suivantes, le jeune député va participer à la quasi-totalité des gouvernements de la IVème République car son parti l’UDSR (qu’il présidera de 1953 à 1965) était idéalement placée au centre de l’échiquier politique afin de pouvoir garantir la consolidation des majorités de droite comme de gauche. Secrétaire d’État à l’Information (juillet-octobre 1948), ministre de la France d’Outre-Mer (1950-1951), ministre d’Etat en charge des affaires tunisiennes (1952), il devient ensuite ministre de l’Intérieur (juin 1954 – février 1955) puis ministre de la Justice (février 1956 – juin 1957). Osons le dire, ainsi placé au cœur du pouvoir, François Mitterrand aura sans doute eu toute la marge de manœuvre nécessaire pour pouvoir ralentir le suivi du dossier Filiol, et peut être pour s’assurer de sa destruction pure et simple.

    L’effacement de François Mitterrand, après la prise de pouvoir par le général de Gaulle (juin 1958) aurait donc pu nuire à Filiol. Mais la politique gaulliste consistait justement à ne pas « rouvrir les plaies anciennes » et à plutôt mettre en avant le rôle des résistants que celui de leurs adversaires. Quant à Georges Pompidou, chacun savait que son oncle paternel, Frédéric Pompidou, avait été un membre actif de l’OSARN avant de devenir ensuite l’un des cadres du MSR et de finir lieutenant au sein de la LVF.

c. L’hypothèse Bénouville :

    Même après 1958, Filiol va encore pouvoir compter sur de solides soutiens au sein de la nouvelle équipe dirigeante, et en particulier sur l’appui de son ancien camarade, Pierre de Bénouville. Ce dernier, fils d’officier, ancien camelot du roi au sein de la 17ème Section, a en effet combattu personnellement sous les ordres de Filiol à l’occasion des fameuses émeutes du 6 février 1934. Vétéran de la Guerre d’Espagne dans les rangs nationalistes et ancien de la Cagoule, ce proche ami de Mitterrand et d’André Bettencourt choisit d’entrer dans la Résistance dès 1941. Arrêté par Vichy puis évadé, il devient l’un des membres du réseau « Radio-Patrie » avant de s’imposer ensuite comme l’un des plus proches collaborateurs d’Henri Frenay, le patron de Combat. Il négociera d’ailleurs personnellement avec Jean Moulin le ralliement de Combat aux Mouvements Unis de la Résistance (MUR), dont il va intégrer le comité directeur. En parallèle, il mène aussi un jeu très complexe avec Jean de Castellane (1905-1986), qui est devenu entre-temps l’un des assistants de Filiol au sein du MSR, afin de faire de ce parti collaborationniste une source d’informations au profit de la Résistance. Installé à Alger au printemps 1944, Bénouville se couvre de gloire durant la campagne d’Italie, ce qui lui permettra d’atteindre le grade de général de brigade. Délégué des FFI au sein du GPRF (1944), il est élevé au rang de compagnon de la Libération.

    Après la guerre, Bénouville s’engage en politique et devient un membre actif du conseil de direction du RPF. En tant que député gaulliste (1951-1956, 1958-1962, 1970-1993), Bénouville est l’un des piliers de la commission de la défense nationale. Durant toute cette époque, lui aussi aura donc été à même de brider toute initiative concernant le sort de son ancien patron. Fervent catholique, Bénouville ne fera jamais mystère de son soutien à la cause lefebvriste. A sa mort, il demandera à être enterré aux côtés de Jehan de Castellane et de Michel de Camaret, ses amis de toujours.

    Schueller, Bénouville et même Mitterrand ne se sont donc jamais départis de leurs anciennes amitiés ultra-droitières. Ils n’hésiteront pas à rendre toutes sortes de services à leurs anciens camarades, et cela même après que les affaires Touvier (1972), Bousquet (1978), Papon (1981) et Barbie (1983), aient remis les drames de l’occupation sous les feux brûlants de l’actualité. Même après avoir été élu à la magistrature suprême en mai 1981, Mitterrand semblera manifester une nostalgie toujours plus aiguë à l’égard de ses idéaux de jeunesse. En novembre 1982, il fera ainsi réintégrer dans l’armée les putschistes d’avril 1961. De 1984 à 1993, chaque 11 novembre, il ordonnera que l’on fasse fleurir la tombe du maréchal Pétain. En octobre 1988 encore, il ira personnellement assister aux obsèques de Mercédès Deloncle, la veuve d’Eugène Deloncle. Tout cela se passait il est vrai dans la plus grande discrétion. Malgré quelques attaques lancées dès 1954 à la tribune de l’Assemblée au moment de « l’Affaire des Fuites », ce n’est finalement qu’en 1994 que les liens de Mitterrand avec Vichy et l’extrême droite seront révélés au grand public grâce au livre de Pierre Péan, Une jeunesse française.

. La fausse piste espagnole :

    On sait qu’une importante filière d’évasion d’anciens collaborateurs a fonctionné entre l’Italie et l’Espagne en 1945 et qu’elle a continué de servir pendant plusieurs années. C’est celle-là même qui aura permis au grand ami de Jean Filiol, Raymond Hérard, de pouvoir quitter les Alpes italiennes et d’arriver sain et sauf jusqu’à Madrid. D’autres miliciens l’utiliseront également, comme François Gaucher, Guy Delioux, Paul Fréchoux et même l’ancien agent du SD, Hans Sommer, qui déserta l’armée allemande dans les derniers jours de la guerre pour s’installer à Nice, où il acceptera de se mettre au service du 2ème bureau.

     Une fois en Espagne, certains de ces exilés purent s’appuyer sur l’aide de quelques ressortissants français bien implantés, comme Pierre Héricourt, l’ancien consul du régime de Vichy à Barcelone, qui était devenu le responsable local du Secours National Français. On estime ainsi à environ un millier environ le nombre d’ex-collaborateurs français qui ont pu trouver refuge en Espagne en 1944-1945. La plupart d’entre eux rentrèrent assez rapidement mais ils étaient encore plus de 350 en 1949 (dont 200 à Madrid, 100 à Saint-Sébastien et le reste à Barcelone et Bilbao). Parmi eux se trouvaient le garde des Sceaux Maurice Gabolde, le ministre de l’Education Abel Bonnard, le commissaire aux Questions juives Louis Darquier de Pellepoix, l’agent du SD Frédéric Martin (dit « Rudy de Mérode »), le ministre de la Guerre Eugène Bridoux, le secrétaire général du gouvernement Jacques Guérard, etc.

    Il faut dier que le régime franquiste, bien qu’il se fût rapproché politiquement des Alliés dès 1942, ne renia jamais ses racines fascistes. Après la guerre, il offrit ainsi l’asile à plusieurs figures de l’extrême droite européenne et plus largement à tous les hérauts de l’anti-communisme (Ante Pavelic, Otto Skorzeny, Léon Degrelle, Horia Sima, etc.). D’importants hiérarques franquistes, à l’instar du maire de Madrid José Finat y Escriva, du chef des services de renseignement de l’armée, Vicente Isidro Fernandez Bascaran (1909-2003), ou encore de l’ancien ministre des Affaires étrangères (et beau-frère de Franco), Ramon Serano-Suner, ne cachèrent jamais leur nostalgie de l’épopée fasciste.

     On ne peut pas ignorer non plus le rôle qu’a joué à cet égard Jose Maria de Lequerica (1890-1963), qui fut ministre des Affaires étrangères de son pays d’août 1944 à juillet 1945. Ambassadeur d’Espagne en France de 1939 à 1944, décoré de la Francisque, il avait noué des liens étroits avec tout ce que la France comptait alors de collaborateurs. En 1951, le général Franco déclarait encore que, si cela était possible : « le Maréchal Pétain pourrait passer en Espagne, chéri et respecté, les dernières années de sa vie ».

    L’hypothèse selon laquelle Jean Filiol aurait choisi de terminer ses jours en Espagne semblait donc très naturelle et elle est d’ailleurs née très tôt, dès après la guerre3. On a raconté qu’Eugène Schueller lui aurait fait fait verser des fonds via la Procasa, la filiale espagnole de l’Oréal. D’autres ont estimé qu’il avait pu bénéficier de subsides extorqués à des personnalités influentes, qui s’étaient compromises avec le MSR durant l’occupation allemande et qu’il aurait fait chanter avec succès4. Toujours d’après cette théorie, Filiol serait parvenu à faire venir sur place sa femme, Alice, ainsi que ses deux enfants. Ils auraient ensuite tous vécus sous le nom de Lamy, Jean Filiol prenant le prénom d’André.

     Ce blog lui-même a longtemps repris cette hypothèse qui semblait unanimement partagée… jusqu’à ce que des lecteurs très biens informés sur le sujet nous apprennent finalement qu’elle était erronée.

. La révélation italienne :

     Car en réalité, Jean Filiol n’a jamais quitté l’Italie. Comme Marcel Déat, Francis Bout-de-l’An ou Hermann Bickler, il a fait partie de ces hommes qui sont parvenus à s’abriter en Italie même, d’abord au sein d’institutions religieuses catholiques puis grâce à la complicité des services de renseignement et de contre-espionnage américains, dont l’antenne italienne fut dirigée entre 1944 et 1947 par le très sulfureux James Jesus Angleton.

     Jean Filiol, devenu Adriano Grossi, a ainsi pu refaire sa vie à Milan. Loin d’être demeurée inactif, on sait même qu’il a longuement fréquenté des hommes proches des réseaux Gladio. On sait aussi qu’en août 1961, au moment où l’OAS se mettait en place, la DST fera même diffuser une fiche de recherche le concernant car elle avait appris qu’il s’apprêtait à revenir en France pour tenter d’assassiner le général De Gaulle !

    Jean Filiol est finalement mort de maladie à Milan aux alentours de 1969. Voilà donc une donnée essentielle qui nous permet d’espérer qu’un jour, peut-être, le récit de cette cavale pourra être conduit, nul doute qu’il apportera beaucoup de révélations passionnantes sur certains des aspects les moins connus de la Guerre froide. Elle nous permet en tout cas de conclure enfin cet article sur une épitaphe consacrée à :

JEAN PAUL ROBERT FILIOL

Bergerac, 1909 – Milan, 1969

Crédit photographique : une église de la Valtellina (Ghisolabella [Public domain])

 

Notes

1 La première des trois condamnations à mort de Jean Filiol a été prononcée dès le 8 novembre 1944 pour trahison par la septième sous-section de la cour de justice de la Seine. La seconde le fut par la Cour de justice du Puy-de-Dôme le 23 mars 1945 et la troisième par la Cour de justice de la Haute-Vienne le 25 juillet 1945. En 1947, la cour militaire de Bordeaux condamna également Jean Filiol par contumace à dix ans de prison. Quant aux deux mandats d’arrêt, le premier avait été émis le 18 octobre 1944 par le juge d’instruction Berry, le second le 11 juin 1947 par le juge d’instruction Perez. Les amnisties successives allaient élaguer quelque peu ce casier pénal chargé, mais il faudra attendre 1968 pour qu’il fasse l’objet d’une cessation officielle de poursuite.

2 Reste à savoir si ces trois personnes, dans le cas où elles auraient effectivement aidé Filiol, l’ont fait de leur plein gré, ou bien si elles y ont été contraintes, peut-être sous la menace de quelque chantage ?

3 Dès le mois de juin 1945, un article du Monde faisait ainsi mention de cette installation de Filiol en Espagne (cf « Arrestation des assassins des frères Rosselli », Le Monde, 25 juin 1945). En 1946, le livre de Philippe Desert consacré à la Cagoule était également catégorique sur ce point.

4 Le 27 juillet 1954, lorsque parut le n°203 de la Lettre à un cousin (sorte d’émule du Canard Enchainé), un auteur anonyme affirmera ainsi que « Monsieur Filiol vit (désormais) à Madrid grâce aux subsides de ceux qu’il fait chanter ».

Sources

1/ Archives :

. Dossier du CSAR aux archives de la préfecture de police (côte JB 52, dossier disparu)

. Dossier Filiol aux Renseignements Généraux de la Préfecture de police (77 W 1621-70375)[se concentre essentiellement sur la période de l’Occupation].

. Dossier des Renseignements Généraux du ministère de l’Intérieur sur le MSR, Archives Nationales (F/7/15273).

. Dossier de la Police judiciaire du ministère de l’Intérieur sur le MSR, Archives Nationales (19880509/21)[contient un très utile répertoire des membres connus du MSR]

. Dossiers des affaires criminelles et des grâces consacrés au CSAR (1937-1948), Archives Nationales (BB/18/3061/2 à BB/18/3061/9)

. Affaire du CSAR devant la Cour de Justice du département de la Seine (série Z/5-Z/6, dossier Filiol et alii, Z/6/648 A)

. Dépositions d’ex membres de l’OSARN lors du procès de Philippe Pétain, Archives Nationales (3W/278, IB2)

2/ Témoignages :

. Raymond Abellio (né Georges Soulès) : Sol Invictus (1930-1947), Ma dernière mémoire, Gallimard, 1980.

. Henry Charbonneau : Les mémoires de Porthos, tome 1 (1920-1943), Edition du Clan, 1967.

. Aristide Corre : Dagore, les carnets secrets de la Cagoule, présenté par Christian Bernadac, Ed. France-Empire, 1977.

3/ Etudes :

. Henri Amouroux : La Grande histoire des Français sous l’occupation, Robert Laffont, 1976-1993.

. Michel Bar-Zohar : L’Oréal, une histoire sans fard, Fayard, 1996.

. Jean-Marc Berlière & François Le Goarant de Tromelin : Liaisons dangereuses, miliciens, truands, résistants, Paris, 1944, Perrin, 2013.

. Collectif : La Résistance dans le Puy-de-Dôme, ONAC, 2008.

. Joseph Désert : La Vérité sur la Cagoule, ses trahisons, ses crimes, ses hommes, Librairie des Sciences et des Arts, Paris, 1946.

. Philippe Bourdrel : La Cagoule, 30 ans de complots, Albin Michel, 1970.

. Philippe Bourdrel : Les Cagoulards dans la guerre, Albin Michel, 2009.

. Philippe Bourdrel : La Grande débâcle de la collaboration, Le Cherche Midi, 2011.

. Brigitte et Gilles Delluc : Jean Filiol, du Périgord à la Cagoule, de la Milice à Oradour, Périgueux, Pilote 24 édition, 2005.

. Jacques Delpérrié de Bayac : Histoire de la Milice 1918-1945, Fayard, 1969.

. Dulphy, Anne : « Les Exilés français en Espagne depuis la Seconde Guerre mondiale, des vaincus de la collaboration aux combattants d’Algérie », in Matériaux pour servir à l’histoire de notre temps, n°67, 2002. Pour une histoire de l’exil français et belge, pp. 96-101.

. Frédéric Freigneaux : « La Cagoule, enquête sur une conspiration d’extrême-droite », in L’Histoire, n°159, octobre 1992.

. Pierre Giolitto : Histoire de la Milice, Perrin, 2002.

. Vincent Giraudier : Les Bastilles de Vichy, Tallandier, 2009.

. Frédéric Monier : Le Complot dans la République, stratégies du secret, de Boulanger à la Cagoule, La Découverte, 1998.

. Pierre Péan : Le mystérieux docteur Martin (1895-1969), Fayard, 1993.

. Pierre Péan : Vie et mort de Jean Moulin, Fayard, 1998.

. Dominique Venner : Histoire de la collaboration, Pygmalion, 2000.

. Vial, Éric : La Cagoule a encore frappé, Larousse, 2000.

4/ Œuvres audiovisuelles :

. A droite toute ! Téléfilm produit par France Télévisions, diffusé le 2 février 2009 (avec l’acteur Robert Plagnol dans le rôle de Jean Filiol).

. Alain Decaux : La grande conspiration de la Cagoule, émission du 18 avril 1986.

. William Karel : La Cagoule, enquête sur une conspiration d’extrême droite, documentaire produit en 1996.

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