Seconde partie : Le rôle de « Germain » et du SDECE dans la première phase de la guerre d’Algérie (1955-1958)
1. Retour dans une Algérie en pleine tourmente (1955)
Parti de Tunis en juin 1955, « Germain » n’a pas été très loin puisqu’il n’a fait que regagner Alger, cette ville qu’il avait quitté onze ans plus tôt au lendemain du débarquement de Provence.
Les trois départements français d’Afrique du Nord sont alors le théâtre d’une insurrection qui a débuté à peine quelques mois plus tôt et qui depuis n’a pas cessé de prendre de l’ampleur. Plus que nul autre, « Germain » sait évidement à quoi s’en tenir sur ceux qui l’ont préparé et déclenché. Mais avant d’aborder ce point crucial, revenons un peu en arrière.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux formations politiques militent pour que l’Algérie puisse obtenir une forme de souveraineté vis-à-vis de la France. Il s’agit d’une part de l’UDMA, dirigée par Ferhat Abbas (1899-1985), et d’autre part du PPA-MTLD, de Messali Hadj (1898-1974). Si le premier est généralement considéré comme modéré et légaliste, le second est vu, au contraire, comme plus intransigeant et partisan de l’action violente.
Certes, si le pouvoir français sait bien que la situation politique n’est pas tenable, il dispose d’une marge de manœuvre assez étroite. Car le statut de l’Algérie est en effet très particulier. N’étant ni une colonie ni un protectorat, elle est considérée comme une partie intégrante de la France depuis qu’elle a été départementalisée en 1848. En outre, elle abrite sur son territoire plus d’un million d’habitants d’origine européenne, une population dont l’immense majorité estime avoir tout à perdre dans le cas où l’Algérie deviendrait un Etat indépendant. Placé en face de ce dilemme, le gouvernement français s’est contenté la plupart du temps de tergiverser et d’essayer de gagner du temps, alternant des discours lénifiants et iréniques parfois assortis de demi-mesures (comme le statut de 1947) tout en lançant de sanglantes opérations de répression (comme en 1945 à Sétif et Guelma).
Or le camp nationaliste s’agite d’autant plus fortement que les autres pays du monde arabo-musulman sont en train d’accéder à l’indépendance les uns après les autres : la Syrie en 1946, la Libye en 1951, l’Égypte en 1952[1], etc. Messali Hadj en particulier semble porté par le vent de l’histoire. Mais si nul, parmi les siens, ne conteste son dévouement à la cause indépendantiste, à laquelle il s’est consacré corps et âme depuis 1927 (au prix de nombreuses années de prison), le vieux chef suscite également beaucoup de critiques en interne. D’aucuns lui reprochent son attentisme, son esprit manœuvrier et sa soif de reconnaissance. On l’accuse aussi de favoriser un véritable culte autour de sa personne. Mais c’est surtout son inefficacité à faire progresser concrètement la cause de l’indépendance qui suscitent des mécontentements.
Certains de ses opposants, qualifiés de « centralistes », se montrent séduits par le discours d’un homme tel que Jacques Chevallier, le maire d’Alger, qui défend l’idée d’une voie pacifique et graduée vers l’autonomie. La célébration de deux congrès rivaux, l’un tenu à Hornu en Belgique en juillet 1954 par les Messalistes, et l’autre à Belcourt (Alger) en août 1954, par les centralistes, viendra illustrer la profonde crise qui frappe alors le PPA-MTLD.
Mais une troisième faction est alors de se constituer et c’est d’elle que va finalement surgir l’étincelle. Cette faction regroupe ceux que l’on pourrait appeler les durs du mouvement. Il s’agit le plus souvent de gens venus de l’Est algérien et en particulier du Constantinois, une région connue pour son conservatisme social et religieux. Ce sont aussi très souvent des anciens de l’Organisation spéciale (OS), cette branche armée clandestine que le PPA-MTLD avait fondé en février 1947 mais qui fut démantelée par la police en mars 1950. Généralement issus de familles modestes, tous ou presque ont connu la prison, la clandestinité et/ou l’exil. De toutes leurs forces, ils désirent en découdre avec un pouvoir colonial qu’ils haïssent et avec lequel ils ne souhaitent ni établir un dialogue ni faire de compromis d’aucune sorte.
Certains de ces hommes ont pourtant combattu pour la France contre les Allemands au sein de l’armée d’Afrique, mais la répression orchestrée en mai 1945 les a définitivement vaccinés contre l’idée de montrer une quelconque faiblesse à l’égard des autorités en place. Ils se rappellent aussi très bien comment l’administration française a soigneusement truqué les scrutins d’avril 1948 afin d’obtenir une majorité confortable au sein des deux collèges électoraux, celui des Européens et celui des Musulmans (deux groupes qui avaient d’ailleurs été traités sur un pied d’égalité alors que les communautés qu’ils représentaient n’avaient pourtant pas le même poids démographique). Instruits par l’exemple du Viêt-Mînh, qui vient de remporter une victoire inespérée, ils veulent eux-aussi conduire une « guerre révolutionnaire » afin de chasser définitivement le pouvoir français d’Algérie.
Ce sont donc ces hommes-là qui vont fonder, le 23 mars 1954, une nouvelle structure, le « Comité révolutionnaire d’unité et d’action » (CRUA), qui, à son tour, va donner naissance à une formation politique, le Front de Libération Nationale (FLN, 10 octobre 1954) ainsi qu’à une branche armée, l’Armée de Libération Nationale (ALN, 1er novembre 1954).
Afin de pouvoir se développer le plus rapidement possible, le FLN va chercher à s’appuyer sur la formidable base que constituent les 18 000 militants et 20 000 sympathisants que compte alors le PPA-MTLD et c’est en phagocytant peu à peu ses sections (kasma) qu’il va réussir à constituer les siennes. Pendant assez longtemps d’ailleurs, il va régner une certaine ambiguïté et il faudra finalement attendre le mois de juin 1955 pour qu’une séparation nette apparaisse entre les mouvements, c’est-à-dire lorsqu’Abane Ramdane, l’un des cadres du FLN, va lancer ses troupes dans une véritable guerre contre les Messalistes (inaugurant ainsi une lutte interne au camp indépendantiste qui va se poursuivre jusqu’en 1962 et faire plusieurs milliers de victimes, aussi bien en Algérie qu’en Métropole).
Débutée le 1er novembre 1954 par une trentaine d’attentats ayant fait 7 tués et 12 blessés à travers tout le territoire algérien, l’insurrection a quelque peu surpris le pouvoir français, à la fois par son ampleur et son extension, mais aussi et surtout par son caractère très organisé[2]. Les autorités n’en décident pas moins de réagir avec fermeté. Dès le 6 novembre 1954, les forces de police, cherchant à tuer dans l’œuf la contestation, vont procéder à l’arrestation de plus de 1 200 militants nationalistes algériens fichés de longue date. Ce sera l’opération « Orange amère ». Le PPA-MTLD, que tout accuse, est alors interdit, ses locaux perquisitionnés et ses fonds saisis. Mais, en réalité, cette manœuvre va plutôt servir le FLN puisque beaucoup des suspects arrêtés étaient des cadres messalistes assez hostiles ou en cas très réservés à l’égard de l’insurrection.
Les autorités coloniales, qui estiment n’avoir à faire qu’à une simple révolte localisée et sporadique, se retrouvent vite dépassées du fait de l’extension prise par l’insurrection. Après les Aurès (novembre 1954), ce sont les Némentchas qui s’embrasent (février 1955), avant que ne vienne le tour de la Grande Kabylie (printemps 1955), du Nord-Constantinois (août 1955), de la Petite-Kabylie (septembre 1955) et, pour finir, celui l’Oranais (octobre 1955). Les sabotages de voies ferrées, les destructions de lignes électriques, les attaques de fermes isolées possédées par des Européens, mais aussi les assassinats de fonctionnaires locaux deviennent alors des réalités quotidiennes dans presque toutes les campagnes algériennes.
A partir de décembre 1954, d’importants renforts militaires vont donc être dépêchés sur place, si bien que nombre de soldats présents en Algérie va passer de 50 000 (dont seulement 5 000 dans des unités combattantes) en novembre 1954 à près de 100 000 six mois plus tard. Et tandis que police et gendarmerie voient leurs effectifs augmenter sans cesse, diverses forces supplétives (GMPR, Moghazni, Harkis, GAD, etc.), composées d’indigènes fidèles à la France, sont constituées à la hâte afin de pouvoir épauler les forces de l’ordre.
Mais les ratissages et les bouclages ne vont guère parvenir à démontrer leur efficacité face à un ennemi qui refuse généralement le combat frontal et sait à merveille se fondre au sein d’une population dont il est issu et qui parfois aussi le soutient avec ferveur. Le 3 avril 1955, l’état d’urgence est donc proclamé dans les Aurès avant d’être étendu à toute l’Algérie à compter du 22 août suivant. Cette mesure va permettre d’établir un contrôle plus strict sur le déplacement des personnes, de procéder aux premiers internements administratifs et de mettre la presse sous une étroite surveillance.
2. La direction nord-africaine du SDECE
C’est dans ce contexte très tendu que Jean Allemand a été contacté par la « Centrale ». Concrètement, on lui propose d’accéder à la fonction, spécialement créée pour lui, de directeur du SDECE en Algérie. A l’instar d’un chef de poste classique, sa mission consistera évidemment à rechercher, centraliser, exploiter et transmettre à la Centrale parisienne tous les renseignements dont il aura eu connaissance concernant la sécurité nationale. Mais, contrairement à eux, il bénéficiera d’une autorité hiérarchique directe sur ses collègues installés à travers toute l’Afrique du Nord[3] et n’aura à répondre de ses actes que devant le directeur général (et non pas devant le directeur du renseignement). En cas de besoin, il pourra également solliciter l’appui des différents chefs de service, en particulier ceux chargés en charge des affaires arabes, que cela soit au service de la recherche (Tristan Richard) ou celui chargé des honorables correspondants (Marcel Chaussée). Enfin et contrairement aux autres chefs de poste, il devra agir en lien étroit avec les autorités militaires et policières présentes sur place afin de participer le plus activement possible à la répression des activités de la rébellion.
La création de ce quasi proconsulat doit venir démontrer que le SDECE entend bien jeter toutes ses forces dans la bataille et qu’il ne laissera pas entraver par les bisbilles administratives et les conflits de personnes. Preuve de l’enjeu, Louis Lalanne, le directeur-adjoint du SDECE, va se rendre personnellement à Tunis pour présenter à « Germain » les contours de la mission. Conscient de la difficulté de la tâche mais convaincu de son importance, ce dernier va accepter de relever le défi.
Lorsqu’il atterrit à l’aéroport d’Alger, en ce 1er juin 1955, le nouveau délégué du SDECE va avoir le plaisir de constater que tout a été soigneusement préparé pour lui permettre d’accomplir sa tâche au mieux. Sur le plan matériel, il pourra ainsi s’installer avec sa famille dans un vaste appartement situé dans le quartier du Telemly, au cœur de la capitale algérienne.
Comme tout chef de poste, il s’est naturellement vu attribuer une identité fictive (IF, ou « légende »), c’est-à-dire une fausse identité qui doit lui permettre de pouvoir travailler et de se déplacer le plus discrètement possible[4]. Concernant ce point, les gens des services savent qu’une bonne couverture doit avant tout pouvoir être crédible et qu’il n’est pas question, par exemple, de faire passer pour un géomètre une personne qui n’a aucune compétence en matière d’ingénierie, car elle serait alors vite démasquée.
Pour « Germain » à vrai dire, les choses sont assez simples. Ancien enseignant, il a effet conservé beaucoup d’intérêt pour sa vocation initiale. Or il se trouve que son ami Lucien Paye, occupe alors la fonction de directeur au service universitaire au ministère de l’Education et qu’il est notamment chargé des relations avec l’étranger et l’outre-mer. Il va donc intervenir pour que Jean Allemand puisse être détaché au tant que professeur d’histoire et affecté au Cours Michelet. Ce centre d’enseignement, rattaché à la faculté des lettres d’Alger, a pour avantage d’être implanté en plein centre de la capitale algérienne puisqu’il se trouve situé au n°16 de la rue Denfert-Rochereau, dans le quartier de l’Agha et donc à deux pas du gouvernement général et de la préfecture. Afin de renforcer la crédibilité de sa couverture, « Germain » n’hésitera pas à donner des cours de temps à autre et on le verra même participer à la création de nouveaux départements universitaires.
Chaque matin cependant, ce n’est généralement pas rue Denfert-Rochereau que l’officier va se rendre, mais un peu plus bas, près des docks, dans l’enceinte sécurisée de la caserne Charron. Situé au n°7 de la rue du Maréchal-Soult (act. rue du Capitaine-Hassani), ce vieil édifice ne paie pas de mine et c’est justement ce qui fait tout son intérêt. Siège du Centre territorial d’administration et de comptabilité (CTAC), l’organisme payeur des armées, il offre une confidentialité absolue tout en étant idéalement situé. Avec l’accord du lieutenant-colonel René Camps, le patron du CTAC, c’est donc là que « Germain » va prendre ses quartiers.
A Charron, son premier collaborateur sera l’officier (Gaston ?) Nougaret, qui dirige le poste algérois du SDECE depuis 1950. A ses côtés, on va aussi retrouver Gabriel Alleman et Jean Barazer de Lannurien, deux vétérans des services, ainsi que sa secrétaire personnelle, la fidèle Yvonne Brunot. L’adjudant « Désiré » va s’occuper quant à lui du chiffrage des messages envoyés vers Paris tandis qu’un marin servira de chauffeur au patron. Dans ce bureau algérois, on va également rencontrer l’un des fils de Jacques Chevallier, que « Germain » a choisi de nommer comme aide de camp. Outre ce QG, le responsable du SDECE disposera de plusieurs locaux opérationnels répartis un peu partout à travers toute l’Algérie. Dans Alger même, il se verra ainsi attribuer la villa Madeleine, une très vaste et pourtant très discrète propriété située sur les hauteurs de la ville.
Pendant les trois années qu’il va passer sur place, une bonne partie du travail quotidien de « Germain » va consister à rédiger (ou plutôt à faire rédiger) des documents de synthèse dans le but de pouvoir ainsi informer la direction du SDECE, et à travers elle les membres du gouvernement, à propos de l’évolution de la situation en Algérie[5].
Il importe de rappeler ici quelques faits à propos du domaine de compétence du SDECE et donc de « Germain ». En effet il n’est pas question pour lui de chercher à tout savoir à propos de l’organisation interne de la rébellion, que ce soit la taille de ses effectifs ou bien la quantité et la qualité de son armement, car ce sont-là des domaines qui concernent avant tout le renseignement militaire et non pas véritablement le SDECE. Quant à l’identification et à la neutralisation des cadres ou des soutiens du FLN, il s’agit de sujets qui relèvent plus directement de la DST. Autrement dit, lorsque « Germain » entrera en possession de tels éléments, il devra les communiquer aux services concernés.
Il existe en revanche un domaine qui lui est réservé, à savoir le renseignement extérieur et en particulier celui de nature politique[6]. Concrètement, cela signifie que la mission première de « Germain » va consister à déterminer de façon précise la nature des liens que la direction du FLN entretient avec certains régimes étrangers tout en faisant son mieux pour empêcher ces mêmes régimes de nuire ainsi aux intérêts français.
Pour mener à bien cette tâche délicate, « Germain » va essentiellement s’appuyer sur ce que l’on appelle du renseignement humain, c’est-à-dire sur les informations que vont lui transmettre les réseaux animés par les différents postes du SDECE placés sous sa tutelle opérationnelle[7]. Rappelons en effet que le cœur du métier d’un officier de renseignement consiste à recruter puis à traiter des informateurs appelés « sources ».
Concrètement, il s’agit de personnes qui, pour des motivations financières, idéologiques ou personnelles, ont accepté de transmettre des informations ou des documents aux représentants d’un service de renseignement. En fonction de leur degré de crédibilité, ces informations se voient attribuer des notes plus ou moins élevées. Afin d’être utiles, les sources recrutées doivent naturellement évoluer dans des lieux considérés comme stratégiques, comme par exemple les aéroports, les gares, les ports ou les grands hôtels, mais aussi les associations, les syndicats, les partis politiques ou encore les grandes firmes et même la pègre. Il s’agit aussi de couvrir le spectre le plus large possible, depuis les hautes sphères de la politique internationale jusqu’aux milieux les plus populaires, ainsi que toutes les communautés, qu’elles soient européennes ou indigènes. Ces sources peuvent occuper tous les niveaux de responsabilités, depuis la secrétaire de bureau ou le gérant de bar jusqu’au proche conseiller du gouverneur-général. Additionnées les uns aux autres pour former un réseau propre à un secteur d’activité, les données qu’elles livrent permettent d’avoir une vue assez claire sur tout ce qui s’y passe d’important.
De façon plus ou moins régulière, ces sources vont devoir rencontrer leurs officiers traitants dans des lieux discrets afin de pouvoir leur communiquer le résultat de leur travail. Lorsque les conditions de sécurité ne sont pas réunies, elles se contenteront de déposer leurs missives dans ce qu’on appelle des « boîtes à lettre », c’est-à-dire des caches établies à l’avance et d’un commun accord.
En principe l’officier traitant ne doit pas adopter une position passive mais doit au contraire orienter sa source afin qu’elle obtienne précisément les renseignements que la « Centrale » lui a demandé de recueillir. Il assure aussi la rétribution financière des sources et cherche toujours à conserver avec elles la meilleure entente possible afin que leur collaboration soit la plus fructueuse. Dans les rapports transmis à la Centrale, les « sources » ne sont jamais désignées par leurs véritables identités mais uniquement par des noms de code et, à chaque fois qu’un officier traitant doit quitter son poste, il transmet la manipulation des sources constituant son réseau à son successeur afin que jamais le lien avec les services ne soit rompu.
Sans être véritablement des sources, d’autres personnes agissent également en faveur du SDECE, il s’agit de ceux qu’on appelle les « honorables correspondants » (HC), souvent d’anciens agents des services spéciaux qui ont accepté de rendre des coups de main ou bien d’offrir gratuitement des « tuyaux » à leurs ex-collègues.
Dès son installation en Algérie, « Germain » a d’ailleurs repris contact avec certaines de ses vieilles connaissances. Il a par exemple renoué des liens avec Jacques Chevallier, qu’il avait bien connu comme maire d’El-Biar pendant la guerre et qui a pris la tête de la municipalité d’Alger en 1953. L’homme, qui a jadis travaillé pour la DGSS a également servi dans le gouvernement de Mendès-France. Il a la réputation d’être un libéral favorable à l’établissement d’un compris avec les indépendantistes. Comme on l’a vu « Germain » va aussi pouvoir s’appuyer sur son ancien camarade de Louis Le Grand, Lucien Paye, qui détient alors un poste tout à fait stratégique au sein du cabinet du ministre résidant, Robert Lacoste puisqu’il est son directeur des affaires politiques.
A tout ce renseignement d’origine humaine, « Germain » peut aussi ajouter des éléments issus de ce qu’on appelle le renseignement d’origine technique. Des données précieuses lui seront ainsi régulièrement transmises par les ingénieurs du très discret STRA/AFN, l’émanation algérienne du Groupement de contrôle radioélectrique (GCR), l’organe chargé des écoutes radios clandestines. Dépendant directement du SDECE, le STRA/AFN dispose en effet de plusieurs tables d’écoutes à Ben Aknoun, dans la banlieue d’Alger, ainsi qu’à Oran, Constantine, Rabat et Tunis. Les transmissions des ambassades étrangères et les communications de la rébellion sont ainsi soigneusement enregistrées et décryptées lorsque cela est possible, puis retranscrites et synthétisées[8].
C’est grâce à ce travail minutieux et exigent « Germain » que va pouvoir se tenir au courant de tout ce qui se passe sur les rives méridionales de la Méditerranée et c’est ce qui explique que, chaque jour, le poste algérois sera capable de transmettre vers Paris des télégrammes chiffrés faisant état de la présence de telle ou telle personnalité publique dans tel ou tel lieu, de la nature des propos qu’elle a pu échanger avec ses interlocuteurs, ou encore des projets que l’on prête à tel ou tel responsable étranger de passage en Afrique du Nord.
Régulièrement, « Germain » va aussi faire parvenir des notes de synthèse rédigées par ses soins et consacrées des sujets aussi variés que le rôle de l’Irak dans la formation militaire des cadres de l’ALN, les ambitions des sociétés pétrolières allemandes sur les gisements sahariens, le rôle joué par le Croissant rouge international dans les camps de réfugiés algériens implantés en Tunisie, l’activité des syndicats étrangers en faveur de la rébellion, l’attitude des chefs religieux musulmans du Moyen-Orient, le rôle des responsables madrilènes dans la mise en place des filières clandestines du FLN qui transitent à travers le Maroc espagnol, etc.
Et ces tous rapports seront d’autant plus utiles et appréciés en haut lieu qu’ils sont factuels, c’est-à-dire qu’ils comportent des noms, des dates et des chiffres précis, et non pas des faits vagues et des interprétations personnelles[9]. En outre, « Germain » va se rendre fréquemment en Métropole pour s’expliquer sur un sujet ou bien pour recevoir les consignes de ses supérieurs et lui arrivera plus fréquemment encore d’organiser leur accueil à Alger.
L’une des principales difficultés à laquelle « Germain » doit faire face est qu’il loin d’être le seul à faire du renseignement et du contre-espionnage. Bien au contraire, dans cette Algérie survoltée, chaque administration, chaque institution, qu’elle soit civile ou militaire, a rapidement souhaité pouvoir disposer de son propre service spécoam, au point qu’il deviendra très difficile de s’y retrouver au milieu de tous ces acronymes et de toutes ces réseaux qui vont s’enchevêtrer les uns les autres (voir leur liste en annexe). Si le colonel « Germain » tiendra à se faire représenter au sein de la plupart de ces entités par l’intermédiaire d’agents de liaison, il aura souvent bien du mal à leur imposer sa prééminence[10].
Faute de pouvoir accéder aux archives du SDECE (devenue la DGSE) relatifs à cette période, il n’est pas possible, hélas, de préciser le rôle exact qu’a pu jouer le colonel « Germain » dans tous les évènements survenus en Afrique du Nord. Grâce aux travaux de Faligot et Kauffer, il est cependant un domaine où l’action de « Germain » est mieux connue, il s’agit de la neutralisation des chefs du FLN.
3. La mission « hors-jeu »
Comme on l’a dit en effet, le travail de « Germain » ne concerne pas que le renseignement ou le contre-espionnage mais touche aussi à l’action. Son ordre de mission est clair sur ce point, il doit contribuer par tous les moyens à réduire l’insurrection, y compris évidemment par la force. Le 11 mai 1955, le président du Conseil, Edgar Faure, a en effet sollicité le SDECE afin qu’il procède à la neutralisation des principaux chefs de l’insurrection. Cet objectif a ensuite été relayé par la directive n°546 promulguée le 13 juillet 1955 par le directeur-général du SDECE Pierre Boursicot, directive qui a marqué le lancement officiel de la mission « hors-jeu » dont « Germain » a été choisi pour être le coordonnateur[11].
3.1. Le « réseau A »
Pour parvenir à ses fins, « Germain » va notamment choisir de réutiliser les méthodes qu’il avait déjà expérimenté à Tunis, c’est-à-dire qu’il va contribuer, encore une fois, à monter un réseau d’action clandestine qui sera composé uniquement de civils volontaires. Et pour cela, il va logiquement se rapprocher d’une vieille connaissance, à savoir André Achiary (1909-1983).
Ancien commissaire de police, Achiary a été patron de la Sûreté algéroise pendant la guerre avant d’occuper les fonctions de sous-préfet à Guelma (ce qui l’avait amené à jouer un rôle clé dans la répression des émeutes du Constantinois). Installé boulevard Saint-Saëns et reconverti dans le BTP, il a su obtenir de très juteux contrats, dont celui de la construction de l’immeuble de la Sécurité Sociale d’Alger. C’est donc à la fois un notable qui connaît beaucoup de monde et un patriote qui porte à la France un amour inconditionnel (il est d’ailleurs le patron de l’antenne locale du RPF, le parti gaulliste). Mais c’est également un homme d’action qui ne recule devant aucun coup dur.
Dès la nomination de Jacques Soustelle à la tête de l’Algérie, Achiary est d’ailleurs venu prêter son concours aux autorités afin de les aider à lutter contre la rébellion. Sous le nom de « Baudin », il a entrepris de contacter des colons européens bien décidés à rendre coup pour coup au FLN, à l’exemple de René Kovacs (1924-1985), Marcel-Henri Faivre dit « Mario » (1922-2010)[12], Joseph Dominique Rizza dit « Nani » (1927-2014), Michel Fechoz (1929- ?), Norbert Gazeu (1925-2012) ou encore Georges Vatin (1923-1994). C’est ainsi qu’il a pu fonder le « réseau A », une structure de renseignement clandestine qui va travailler à la fois pour le SDECE et la DST[13].
A la tête de ces hommes, Achiary va rendre d’appréciables services à la « Boîte », non seulement en lui communiquant des éléments obtenus grâce à ses nombreux contacts, mais aussi en assurant parfois la « sale besogne ». En utilisant les informations que leur pouvoir leur communiquer Norbert Gazeu, alors l’un des cadres de la police algéroise, les hommes d’Achiary vont ainsi se lancer avec ferveur dans la pratique du « contre-terrorisme », mitraillant ou jetant des grenades dans des lieux suspectés d’abriter des activités du FLN (ou du parti communiste). La limonaderie Zerrouki, l’imprimerie Koechlin et les huileries Tamzali seront successivement visées par des opérations de ce type.
Mais ce combat, d’abord uniquement policier, va vite devenir politique. En février 1956, les hommes d’Achiary s’illustrent ainsi en organisant une grande cérémonie d’adieu en l’honneur de Jacques Soustelle, l’ancien gouverneur, puis en fomentant la fameuse « journée des tomates », qui va forcer le président du Conseil Guy Mollet à revoir sa politique algérienne. Le rôle d’Achiary dans cet évènement conduira d’ailleurs le régime à ordonner son expulsion d’Algérie.
Privés de leur mentor, ses hommes vont se regrouper autour du docteur Kovacs qui va constituer, en juillet 1956, l’Organisation de la Résistance de l’Afrique Française (ORAF). A l’initiative de Kovacs un nouveau cap dans la violence sera bientôt franchi. Le 10 août 1956, les membres l’ORAF commettent ainsi un attentat particulièrement sanglant en faisant exploser tout un immeuble rue de Thèbes, en pleine Casbah, tuant et blessant plusieurs dizaines de personnes. Quelques mois plus, le 16 janvier 1957, c’est le général Raoul Salan qui, accusé (à tort) de vouloir brader le pays, va faire l’objet d’une tentative d’attentat par les ultras, tentative qui va coûter la vie à son officier d’intendance, le commandant Robert Rodier.
L’adjoint de « Germain », le capitaine Alleman, va faire les frais de tous ces excès. Chargé par son patron de maintenir le contact avec le « réseau A », il avait en effet couvert l’enlèvement d’une quinzaine de militants du FLN qui avaient été détenus, torturés et pour la plupart liquidés entre décembre 1956 et janvier 1957 dans la Villa des Sources, située à Birmandreis, dans la banlieue d’Alger, en dehors de tout cadre hiérarchique[14].
3.2. « Cantate » et le GLI
Cette dérive est en réalité symptomatique d’un problème plus global. Car « Germain » manque cruellement d’hommes pour aller sur le terrain. Contrairement à ses homologues de la DST, il n’a en effet que de très faibles effectifs à sa disposition, ce qui l’oblige donc à recourir divers expédients comme le « réseau A ». A l’automne 1955 et à force de palabres, il finit donc par obtenir de la « Boîte » qu’elle lui attribue une troupe de choc personnelle, le but étant là encore de pouvoir mener à bien la mission « hors-jeu ».
Des contacts sont donc pris avec le chef du Service Action, le lieutenant-colonel Morlane, qui va accepter de fournir à « Germain » une quarantaine de chasseurs issus du 11ème bataillon parachutiste de choc de Perpignan. Ces derniers seront rassemblés au sein d’une nouvelle unité appelée Groupement Léger d’Intervention (GLI). Pour la diriger, Morlane va choisir de faire confiance au commandant du camp de Cercottes, Robert Krotoff, qui sera assisté d’un autre spécialiste des coups de main, l’officier Léonce Erouart, tout juste revenu d’Indochine. A la fin de l’année 1955, « Germain » (alias « Saturne » pour l’occasion) va donc accueillir à Alger Morlane (« Ours »), Krotoff (« Kleber ») et Erouart (« Mars ») afin de mettre en place avec eux un premier plan d’action destiné à éprouver la capacité opérationnelle du GLI et à valider son modes d’action. C’est ainsi que va être élaborée l’opération « Cantate », conçue pour éliminer le chef du FLN pour la région des Aurès, Moustafa Ben Boulaïd.
Militant de longue date du PPA-MTLD et cofondateur du FLN, Boulaïd a activement participé au lancement de l’insurrection en novembre 1954. A lui seul il contrôlait alors pratiquement la moitié des 800 militants constituant la toute jeune ALN. Parti en Lybie afin d’obtenir des armes pour ses hommes, il a été intercepté par la police française le 11 février 1955 à Ben Gardane, dans le sud tunisien. Transféré en Algérie pour y être jugé, il a été condamné à mort mais, alors qu’il était détenu à la prison de Coudiat de Constantine, il est finalement parvenu à s’en évader avec une dizaine de camarades le 10 novembre 1955. Depuis lors il a repris son poste et continue de défier les autorités en donnant chaque jour un peu plus d’ampleur à la rébellion.
Pour parvenir à le neutraliser, les services spéciaux vont opter pour une solution assez audacieuse. Un avion militaire va ainsi devoir survoler l’un des fiefs de la rébellion, officiellement pour y larguer du matériel au profit d’une unité opérant sur la zone. Faisant croire qu’il rencontre un sérieux problème technique, il va se débarrasser d’une partie de sa cargaison afin qu’elle tombe le plus loin possible du point de chute prévu. Or, dans l’une de ces caisses prétendument égarées aura été placée un poste radio préalablement piégé. Les agents du SDECE escomptent bien qu’il sera récupéré par des rebelles et que ces derniers, vu l’importance de leur prise (car un poste radio émetteur-récepteur est alors chose rare et précieuse), auront la bonne idée de l’acheminer ensuite jusqu’à leur patron. L’engin, qui ne fonctionne que sur secteur, a été prévu pour exploser dès qu’il sera branché.
Une fois arrivé dans les Aurès, le GLI va d’abord donner le change en participant à quelques opérations militaires contre les insurgés. C’est d’ailleurs au cours d’un de ces engagements que Krotoff sera tué lorsque la balle d’un rebelle positionné dans les rochers va l’atteindre en plein cœur (9 mars 1956). Reprise en main par Erouart, l’opération « Cantate » va pourtant sera pourtant lancée le 15 mars suivant. Elle se déroulera exactement comme prévue et, une semaine plus tard, Ben Boulaïd sera effectivement tué par l’explosion du fameux poste avec plusieurs de ses adjoints. La disparition de ce chef charismatique va susciter un véritable chaos dans les Aurès, où le FLN ne disposera plus de leader d’envergure quasiment jusqu’à la fin du conflit[15].
3.3. La cible A et les opérations Homo
Mais la liste des cibles que les services spéciaux ont reçu l’ordre de neutraliser ne concerne pas que des leaders indépendantistes actifs en Algérie mais également tous ceux qui vivent en exil. En effet un certain nombre de cadres du mouvement ont choisi de s’installer à l’étranger notamment pour pouvoir plaider leur cause auprès des opinions publiques, nouer des contacts politiques avec des dirigeants étrangers et négocier des livraisons d’armement à destination des maquisards de l’intérieur. Faisant régulièrement la navette entre différents points du globe, ces hommes disposent tous de vrais faux passeports offerts par différents pays arabes complaisants et sont parfaitement rompus aux règles de la clandestinité, ce qui complique évidemment la tâche du SDECE.
Grâce aux réseaux d’espionnage dont dispose la « Boîte », « Germain » parviendra en général assez aisément à les localiser ainsi qu’à suivre leurs déplacements. Mais encore faut-il pouvoir les appréhender. Or la France se trouve bien seule dans ce combat. Rares en effet sont les Etats étrangers prêts à lui rendre service en acceptant de procéder à l’arrestation puis à l’extradition de chefs rebelles dont la cause est souvent populaire auprès de leurs opinions publiques.
Dès lors, le gouvernement français va estimer n’avoir pas d’autre choix que d’adopter des méthodes expéditives. Or le SDECE a justement pour lui son expertise en matière d’éliminations ciblées et c’est même peut-être l’une des raisons ayant motivé la nomination de « Germain » à la tête de l’antenne nord-africaine. Toujours est-il que dès son arrivée à Alger, l’officier va naturellement concentrer son attention sur Ahmed Ben Bella, l’homme qui a été défini par le SDECE comme étant la « cible A », c’est-à-dire comme l’objectif prioritaire de la mission « Hors-jeu ». L’Oranais est en effet considéré comme le leader le plus charismatique et le plus influent de l’insurrection. A deux reprises, à l’hôtel Excelsior de Tripoli d’abord (décembre 1955), puis à l’hôtel Sémiramis du Caire (été 1956), le militant algérien va ainsi réchapper de justesse à des tentatives d’assassinat orchestrées par le SDECE.
Toujours aussi audacieux, « Germain » va profiter de sa couverture d’universitaire pour se rendre lui-même au Caire afin d’essayer de mieux cerner la piste de Ben Bella. En octobre 1956, accompagné de l’un de ses adjoints, il va ainsi parcourir les lieux qu’il fréquente (comme l’hôtel Minerva House ou le restaurant Le Bambou), arpenter les rues qu’il emprunte et même passer devant les bureaux où il travaille. En liaison avec le chef de l’antenne locale du SDECE, il va profiter de ce séjour pour effectuer de précieux repérages à un moment où l’état-major est en train préparer l’opération Mousquetaire, qui doit permettre de reprendre le contrôle du canal de Suez au régime de Nasser et peut-être même de réussir à renverser ce dernier. Comme on le sait les troupes franco-britanniques devront finalement rembarquer au bout de quelques jours de combat à cause de l’opposition conjointe des Soviétiques et des Américains.
3.4. Le coup du DC3
Mais en octobre 1956 et à force d’obstination, « Germain » va finalement parvenir à faire arrêter d’un seul coup six des principaux chefs du FLN, dont Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed, Mohammed Boudiaf (la « cible C ») et Mohammed Khider.
Cette fameuse affaire a commencé lorsque le chef de poste du SDECE à Rabat, le commandant Duprez, a annoncé à « Germain » que plusieurs des hauts responsables de l’insurrection algérienne venaient d’arriver au Maroc afin de préparer une conférence de paix prévue pour se tenir prochainement en Tunisie. Peu après, ce même Duprez va apprendre à son chef que le groupe va bientôt prendre place à bord d’un DC-3 de la Compagnie chérifienne des transports aériens dans le but de gagner l’aéroport de Tunis. Sollicité, le général François Ernoul de la Chenelière, le patron de l’armée de l’air française au Maroc, va confirmer l’information.
L’occasion est évidemment trop belle pour « Germain » qui obtient rapidement l’accord du directeur général du SDECE, Pierre Boursicot, afin que soit lancée une opération consistant à détourner l’appareil en plein vol pour le contraindre à venir se poser en Algérie. Le feu vert de sa direction ayant été obtenu, « Germain » va contacter le général Paul Ducourneau, chef du cabinet militaire du ministre résidant Robert Lacoste, ainsi que l’officier Nöel Coussaud de Massignac, le responsable local du deuxième bureau.
A leur initiative, une cellule de crise se réunit en urgence dans l’immeuble de la place Bugeaud, au siège de l’état-major de la 10e région militaire. Outre « Germain », on va retrouver autour de la table tout un aéropage de hauts responsables de l’armée (Henri Lorillot, René Frandon, Jacques Branet) et des services de renseignements (Léon Simoneau, Serge-Henri Parisot). Après avoir vainement tenté d’entrer en contact avec Lacoste, mais aussi avec le président du conseil et le ministre de la Défense nationale, les officiers généraux finissent par obtenir l’accord de principe de Max Lejeune, le secrétaire d’État aux Forces armées.
Les choses vont se dérouler en plusieurs temps. A 12h30, l’avion transportant les chefs rebelles décolle comme prévu de Rabat. Une demi-heure plus tard, Alger reçoit le plan de vol de l’appareil par l’intermédiaire du général Ernoul. Après avoir effectué une longue escale à Palma de Majorque, le DC-3 finit par repartir en direction de Tunis à 18h15. Un peu avant 20h00, les autorités d’Alger réussissent à établir un contact radio avec le pilote, le commandant Gaston Grellier. Ce dernier, un ancien aviateur de la France libre, reçoit l’ordre de venir se poser sur l’aéroport d’Alger. Dans le cas contraire lui affirme-t-on, son avion sera abattu par les chasseurs Mistral qui viennent tout juste de décoller d’Oran et volent à présent dans sa direction. Après quelques minutes d’hésitation, le pilote accepte d’obéir à l’injonction une fois qu’on lui a garanti que sa famille, toujours installée au Maroc, sera exfiltrée avant que l’opération ne soit connue du grand public. Devenue sa complice, l’hôtesse de l’air Claudine Lambert (une HC du SDECE) va alors s’occuper d’abaisser les rideaux des hublots tandis que l’appareil va tourner pendant trois quarts d’heure au-dessus d’Alger afin de faire croire aux passagers qu’il se dirige bien vers Tunis.
A 21h20, lorsque l’avion finit par se poser à l’aéroport de Maison-Blanche, les hommes de sécurité aérienne investissent immédiatement l’appareil afin d’arrêter les dirigeants indépendantistes. Totalement surpris, ces derniers seront d’abord conduits au siège de la DST, à El-Biar, avant d’être présentés à la presse dès le lendemain, menottes aux poignets. Le 28 octobre c’est un avion du SDECE qui va les conduire jusqu’à la base aérienne de Persan-Beaumont (opération « Skorzeny ») d’où ils seront ensuite transférés vers la prison de la Santé[16].
L’opération a donc été un succès. Mais si l’état-major de l’armée française sable évidemment le champagne, étant convaincu qu’il vient d’infliger à la rébellion un coup dont la rébellion ne se relèvera pas, une partie des milieux politiques s’indigne au contraire de cet acte que certains n’hésitent pas à qualifier de « piraterie aérienne ». Le président de la République, René Coty, va d’ailleurs faire part de son mécontentement tandis que le ministre socialiste des affaires tunisiennes et marocaines, Jean Savary, choisira de démissionner avec fracas le 3 novembre 1956, suivi en cela par l’ambassadeur de France en Tunisie, Pierre de Leusse. A Meknès au Maroc, de graves émeutes anti-françaises vont faire 53 tués et 39 blessés[17].
Placé au cœur de la tempête, Jean Allemand parvient toutefois à conserver son poste en arguant du fait qu’il n’a fait qu’agir sur l’ordre de son directeur, Pierre Boursicot (qui pour sa part devra bientôt céder son siège au général Paul Grossin). Le coup d’éclat du DC-3 sera même assumé à posteriori par le président du Conseil, Guy Mollet, qui affirmera ainsi à la tribune de l’Assemblée le 24 octobre 1956 « que si cette action devait avoir des incidences diplomatiques certaines, le gouvernement en avait parfaitement mesuré l’ampleur et les envisageait avec sang-froid ».
3.5. Les métamorphoses du FLN
Mais le bénéfice politique de l’affaire du DC-3 est finalement assez mince puisque les six interpellés vont choisir de s’exclure d’eux-mêmes du champ politique. C’est donc une nouvelle direction, d’ailleurs tout aussi déterminée que la précédente, qui va réussir à s’imposer à la tête du FLN, celle du « Comité de Coordination et d’Exécution » (CEE), une institution dont il importe ici de rappeler un peu l’histoire car elle va jouer un rôle déterminant dans la suite des évènements.
Après le déclenchement de la révolte en novembre 1954, chaque région d’Algérie a d’abord eu tendance à vivre dans une certaine autonomie sous la conduite d’un chef charismatique ,qu’il s’agisse de Krim Belkacem en Kabylie (wilaya III), Mostefa Ben Boulaïd dans les Aurès (wilaya I), Yousef Zighoud dans le Nord-Constantinois (wilaya II), Amar Ouamrane puis Slimane Dehiles dans l’Algérois (wilaya IV) ou encore Abane Ramdane et Youssef Benkhedda à Alger. Pendant ce temps, la délégation extérieure (dont faisaient notamment partie Ben Bella, Boudiaf et Aït Ahmed) devait surtout chercher à internationaliser la question algérienne, à se procurer des financements et bien sûr à acheter des armes et du matériel afin d’alimenter les maquis.
Contant que cette dispersion produisait des effets délétères, plusieurs chefs du FLN vont décider de se réunir en août 1956 dans un village perdu de la vallée de la Soummam, en Kabylie, afin de réorganiser complètement la direction du mouvement. Au terme trois jours de travail, ils vont réussir à doter le FLN d’un programme et d’une stratégie politique cohérents mais aussi d’une organisation uniforme.
A la tête de celle-ci est institué un « Comité de Coordination et d’Exécution » (CCE) composé de cinq membres : Krim Belkacem, Abane Ramdane, Larbi Ben M’Hidi, Saad Dahlab et Youssef Benkhedda. Il s’agit là évidemment d’un geste de défiance manifeste à l’égard d’une délégation extérieure accusée à mots couverts d’être inefficace et aussi trop liée au régime égyptien. Dès le mois de septembre 1956, dans une décision certes audacieuse mais qui s’avèrera finalement téméraire, les membres du CEE vont entreprendre de quitter les maquis pour venir s’installer à Alger.
Une fois dans la capitale, chaque chef va alors s’efforcer d’organiser son propre système de planques (dont même ses collègues ignoreront l’emplacement). La plupart d’entre-elles ne seront pas situées dans les quartiers pauvres à majorité arabe, comme l’on pourrait s’y attendre, mais plutôt dans les zones les plus aisées de la ville, là où la pression policière est moins forte. Plusieurs responsables vont ainsi trouver refuge auprès de ceux que l’on appelle alors les « chrétiens progressistes », des hommes et de femmes qui, comme André Gallice ou Jean Touilleux, partagent si ce n’est les méthodes des indépendantistes, du moins leurs objectifs[18].
Communiquant entre eux par un système de courriers clandestins, ces dirigeants rebelles se rencontreernt plusieurs fois par semaine dans un appartement discret situé 133 boulevard du Telemly. Le lieu appartient à un certain Mohammed Ouamara, dit « Rachid », un industriel de la confiserie qui est aussi un vieux et fidèle militant (notons qu’il est d’ailleurs assez cocasse de songer que le domicile personnel de « Germain » se soit trouvé lui-aussi boulevard du Telemly et donc à seulement quelques centaines de mètres du QG opérationnel de la rébellion).
Mais la répression, déjà forte, devient intenable à partir du 7 janvier 1957, lorsque la dixième division parachutiste commandée par le général Jacques Massu se lance dans la bataille d’Alger avec pour objectif de détruire l’organisation rebelle dans la capitale.
Lorsqu’ils apprennent que Larbi Ben M’Hidi et Mohammed Ouamara viennent d’être arrêtés (tous les deux seront exécutés sans jugement), leurs camarades comprennent qu’ils n’ont plus d’autre que celui de fuir[19]. Transportés hors d’Alger le 23 février par Pierre et Claudine Chaulet, ils seront ensuite acheminés jusqu’à Blida avant de gagner l’Atlas blidéen où ils seront pris en charge par le colonel Dehiles, le chef de la wilaya IV. Il leur faudra ensuite accomplir un long et périlleux trajet avant d’arriver, pour les uns en Tunisie (Benkhedda et Krim) et pour les autres au Maroc (pour Dahlab et Ramdane) et ce n’est qu’au mois de juin 1957 qu’ils pourront se retrouver de nouveau tous ensemble à l’occasion d’un séjour à Madrid.
Après bien des vicissitudes, le CEE va alors finalement se reconstituer autour d’un trio composé de Belkacem Krim, Lakhdar Bentobbal et Abdelhafid Boussouf. Installé principalement à Tunis, ces hommes (surnommés les « trois B ») vont diriger de facto l’organisation indépendantiste jusqu’aux accords d’Evian[20].
La mort de Ben M’Hidi et le départ de Krim vers la Tunisie vont en tout cas marquer la fin effective de la mission « hors-jeu » lancée au printemps 1955. On peut d’ailleurs estimer qu’elle s’est achevée sur un certain succès puisqu’au terme de deux années d’efforts, la totalité des cadres initiaux du FLN, c’est-à-dire ceux qui avaient préparé puis déclenché la révolte lors de la Toussaint rouge, auront été soit appréhendés, soit abattus, soit contraints à l’exil[21]. Et pourtant, contrairement aux attentes des dirigeants français, cela ne va pas marquer la fin du conflit algérien, loin de là.
4. La lutte contre le trafic d’armes
Avec celle du financement, la question de l’armement est sans doute l’une des plus critiques auxquelles doit faire face le FLN. Lorsque le combat a débuté, le mouvement disposait d’à peine 400 armes, pour l’essentiel de vieux modèles peu efficaces. Les prises de guerre effectuées à l’occasion des embuscades, les vols commis dans les casernes et les commissariats, les armes rapportées avec eux par les déserteurs, tous ces expédients ne pouvaient évidemment pas suffire à équiper des maquisards dont le nombre ne cessait alors de croître. Il devint donc très vite nécessaire de pouvoir organiser une véritable filière d’acheminement depuis l’étranger.
Dans un premier temps, c’est surtout Ahmed Ben Bella qui va s’occuper de ce dossier sensible et, pour parvenir à ses fins, il va logiquement choisir de se fournir auprès de l’Égypte du colonel Nasser dont il est très proche. Deux routes clandestines seront ainsi mises en place, l’une terrestre et l’autre maritime. La route terrestre va cheminer à travers la Libye et le sud de la Tunisie avant de déboucher ensuite dans les Aurès et le Constantinois. La voie maritime sera empruntée par des bateaux qui, partis d’Alexandrie, iront ensuite débarquer leurs cargaisons sur les côtes marocaines situées entre Tanger et Nador. Les caisses seront alors acheminées par camions où à dos de mulets et parfois d’hommes jusque dans les confins oranais. Malgré la surveillance policière et en dépit des perquisitions et les arrestations, l’ALN va ainsi voir ses stocks augmenter peu à peu.
Mais la situation bascule très nettement en faveur de l’insurrection à partir de mars 1956, lorsque la Tunisie et le Maroc deviennent des Etats indépendants. Car les maquisards algériens vont rapidement obtenir des nouvelles autorités l’autorisation de pouvoir installer des bases arrières le long des frontières, des bases d’où ils pourront ainsi acheminer directement des hommes, mais aussi du matériel et de l’armement, vers les zones de combat. L’armée française va commencer à prendre pleinement conscience du problème à partir de l’automne 1956, lorsqu’elle constatera que la plupart des armes qu’elle récupère après les affrontements ne sont plus d’antiques fusils de chasse mais du matériel britannique de qualité issu des casernes moyen-orientales. Ordre est alors donné d’isoler le territoire algérien de ses voisins en édifiant de puissants barrages électrifiés et minés tout au long des zones frontalières, les fameuses lignes Morice.
4. 1. Les obstacles tunisiens et marocain
Ainsi qu’on l’a dit, la Tunisie va rapidement devenir le principal souci des Français. Et pourtant, ceux-ci avaient d’abord cru qu’il leur serait possible de maintenir ce pays à l’écart du conflit algérien. Les six conventions signées le 3 juin 1955, ainsi que le protocole ayant mis fin au protectorat le 20 mars 1956, garantissaient en effet le maintien d’une forme de tutelle assez étroite de la France sur L’État tunisien, Paris se réservant notamment le droit de maintenir des troupes sur place, de conserver un droit de regard sur la politique étrangère mais aussi de maintenir un certain nombre de privilèges juridiques concernant ses ressortissants.
Mais c’était sans compter sur la volonté de Habib Bourguiba et des Néo-Destouriens de conquérir rapidement une souveraineté pleine et entière. Dès le 15 avril 1956, date de l’entrée en fonction de son premier gouvernement, Bourguiba choisit d’ailleurs de se lancer dans une véritable épreuve de force, au grand dam du Quai d’Orsay et de l’ambassadeur français, Roger Seydoux, qui vont bientôt constater que le bel édifice prévu un an plus tôt ne sera plus que ruines.
A partir du mois de juillet 1956, en multipliant les obstacles à leurs déplacements, Bourguiba parvient à obtenir que les 23 000 soldats français restés dans le pays l’évacuent et se replient progressivement vers leur base de Bizerte. En mars 1957, la Tunisie récupère à son profit la maîtrise de l’ensemble du système judiciaire. Dans le même temps, elle reprend le contrôle de sa politique monétaire en laissant flotter le dinar par rapport au franc, fait expulser les coopérants français travaillant dans le secteur de l’électricité et des postes et choisit de mettre fin aux conventions douanières négociées spécifiquement avec la France. Cette politique d’émancipation va trouver son point d’aboutissement lorsque la plupart des Français encore dans le pays verront leurs terres et leurs entreprises nationalisées sans compensation.
Malgré cette attitude très hostile et en dépit des tensions qui vont survenir régulièrement entre les deux pays, en particulier lors de l’affaire de Sakiet-Sidi-Youcef (février 1958) ou pendant la crise de Bizerte (juillet 1961), jamais ni Paris ni Tunis n’iront pourtant jusqu’à rompre définitivement leurs relations. Car, au fond, la France sait bien que si le pouvoir tunisien agit aussi rudement à son égard, c’est aussi parce qu’il est lui-même soumis à une très forte pression.
« Germain » le sait d’ailleurs mieux que quiconque car il dispose d’importants réseaux de renseignement sur place. Le plus puissant d’entre eux est sans aucun doute le « réseau Magenta », qui est piloté par Claude Bachelard et supervisé par Paul Conty. Constitué de fonctionnaires français employés par l’Etat tunisien dans le cadre de la coopération, il permet au SDECE d’obtenir des informations de première qualité sur les activités du FLN en Tunisie[22] mais aussi sur les soubresauts de la vie politique locale ainsi que sur les activités des ambassades étrangères. Le ministère des postes et des télécommunications sera particulièrement visé par le « réseau Magenta ». De 1957 à 1959, celui-ci parviendra même à mettre sur écoute la ligne téléphonique personnelle du président Habib Bourguiba.
C’est notamment par ce canal que « Germain » va apprendre les difficultés que le FLN pose au nouveau pouvoir tunisien. Car les indépendantistes algériens ne sont pas des alliés faciles. Ils cherchent notamment à profiter du conflit ayant éclaté entre Habib Bourguiba et l’un de ses anciens collaborateurs, Salah Ben Youssef (1907-1961), qui a refusé de valider les premiers accords conclus avec les Français au motif qu’ils lui semblaient trop favorables à ces derniers.
Et tandis que Ben Youssef et ses partisans penchent de plus en plus vers une ligne anti-occidentale, pan-arabiste et pro-musulmane, le nouveau maître de Carthage a plutôt tendance à faire des choix exactement inverses. Réfugié en Egypte à partir de 1956, Ben Youssef va donc chercher à activer plusieurs réseaux, parmi lesquels on va retrouver un certain nombre d’anciens fellaghas (Tahar Lassoued), mais aussi des trafiquants d’armes (Azzedine Azzouz) et des syndicalistes de l’UGTT. L’obsession de Bourguiba sera évidemment d’empêcher que ces hommes fassent alliance avec les nombreux réfugiés algériens ayant fui vers la Tunisie afin d’échapper à la répression de l’armée française. Un homme en particulier va susciter son inquiétude, il s’agit d’Ahmed Ali Mahsas (1923-2013), l’envoyé personnel de Ben Bella et le grand organisateur du trafic d’armes à destination de l’Algérie.
Craignant d’être débordé sur sa gauche par ces rivaux, Bourguiba doit donc se faire le champion de la souveraineté tunisienne et de l’indépendance algérienne afin de pouvoir damer le pion à ses rivaux. Dès le printemps 1956, il autorise ainsi plusieurs milliers de maquisards algériens à venir s’implanter dans le pays. Il commence aussi à recevoir leurs chefs comme s’il s’agissait déjà de diplomates en fonction. Malgré cela, il ne peut pas tout accepter et n’hésitera pas à taper du poing sur la table lorsque les choses iront trop loin, par exemple lorsque des Algériens vont se livrer à une bataille rangée en plein cœur de Tunis, ou bien encore lorsque ses policiers vont mettre la main sur des caches d’armes non répertoriées.
En décembre 1956, Bourguiba va d’ailleurs profiter de l’arrestation de Ben Bella pour s’entendre avec Belkacem Krim, qui va alors déléguer sur place son fidèle lieutenant, Amar Ouamrane (1919-1992). Après avoir obtenu l’expulsion de Mahsas, Ouamrane va entreprendre de faire passer sous sa coupe les différents groupes armés qui s’activaient jusque-là de façon assez autonome dans les zones bordant l’Algérie, posant ainsi les premières bases de la future « armée des frontières ». A la demande des Tunisiens, les activités du FLN seront désormais strictement limitées à une bande de 50 km de large le long de la frontière tandis que renseignement et l’organisation logistique devront se faire sous le strict contrôle du ministre de l’Intérieur, Taïeb Mehiri.
La France va rencontrer un problème identique avec le Maroc, bien que dans des proportions moindres. Comme dans le cas tunisien, tout partait pourtant bien. Le 28 mai 1956, Paris et Rabat avaient ainsi signé une convention diplomatique qui devait permettre de fonder leurs relations sur une base apaisée. L’une des clauses de cet accord stipulait notamment que royaume chérifien s’engage à ne pas nuire aux intérêts français.
Mais la Quatrième République va vite comprendre que cette affirmation ne sera pas appliquée sur au moins sur un point, à savoir les liens entre le Maroc et la rébellion algérienne. Car la cause algérienne est trop populaire aux yeux de son opinion pour que la monarchie alaouite s’engage à démanteler les structures que le FLN a implanté sur son territoire, que ce soit à Nador, Khemisset, Larache, Oujda, Berguent et Figuig. La France va donc réagir de la même manière qu’en Tunisie en combinant les pressions diplomatiques, la construction d’un mur de séparation et des interventions clandestines destinées à frapper directement l’ennemi pour mieux le désorganiser.
Comme de telles opérations nécessitent naturellement de violer la souveraineté d’Etats étrangers et que cela ne peut guère être réalisée par des troupes conventionnelles, ce sont donc les forces clandestines du 11ème Choc, le bras armé du SDECE, qui vont être sollicités. Ces soldats d’élite seront ainsi autorisés à franchir les frontières algériennes pour miner les itinéraires empruntés par les rebelles, monter des embuscades contre leurs convois de ravitaillement, organiser la destruction de leurs dépôts d’armes et celle de leurs postes de commandement.
4. 2. Une lutte à mort
Parallèlement, le SDECE va aussi entreprendre de traiter le problème plus en amont en faisant arraisonner ou bien couler les bateaux chargés d’armes clandestines à destination de l’Algérie. Enfin, plusieurs trafiquants d’armes européens agissant pour le compte du FLN seront visés par des opérations d’éliminations ciblées. Ces actions, dites HOMO, seront essentiellement menées par les hommes du Service Action du SDECE mais l’état-major de « Germain » va néanmoins rester au cœur de la plupart des enquêtes préliminaires. Lui-même ira jusqu’à créer à Madrid une fausse structure de livraisons d’armes clandestines afin d’attirer d’éventuels trafiquants.
Un homme va jouer un rôle essentiel dans cette politique, il s’agit du colonel Marcel Mercier (1911-1993), une grande figure des services spéciaux français. Saint-cyrien, vétéran du SR depuis 1940 et installé à la tête du poste SR de Berne depuis 1952, il occupe alors officiellement la fonction d’attaché commercial au sein de l’ambassade de France et agit sous les identités fictives de « Jean Mesmer », « Jean Rousseau » ou encore « Jean Walleck ». D’abord focalisé sur la menace soviétique, il a reçu la consigne de réorienter son travail sur les activités du FLN.
Ayant découvert que les locaux de l’ambassade d’Égypte servent de base opérationnelle et logistiques aux hommes du FLN agissant en Europe, Mercier va réussir à convaincre le procureur général de la Fédération, René Dubois, un ardent socialiste proche de Guy Mollet, de mettre à la disposition du SDECE les écoutes réalisées par ses services à l’encontre de la représentation égyptienne (mais aussi celles de Bulgarie, de Chine, de Tchécoslovaquie, de Hongrie et même d’URSS). Un policier du nom de Max Ulrich servira même d’agent de liaison avec les Français. Par ce biais, Mercier va pouvoir livrer à Mortier des informations très sûres qui faciliteront notamment l’arraisonnement de l’Athos[23], l’arrestation de Ben Bella ou bien encore la préparation de l’offensive de Suez. De nombreux militants algériens seront également identifiés grâce à l’aide des Suisses et certains, comme Moulay Merbah (1913-1997), le patron du MNA, seront même arrêtés et expulsés du pays (13 juillet 1956).
Mais la puissance acquise par Mercier au sein de l’ambassade de France ne fait que des heureux. Employée par services consulaires, Élisabeth de Miribel (1915-2005) est l’une des plus hostiles à sa présence. Car l’ancienne secrétaire du général de Gaulle à Londres est aussi une chrétienne de gauche dont les convictions humanistes sont heurtées par la guerre que mène alors son pays contre la rébellion algérienne. Et c’est pourquoi elle va sciemment organiser les fuites qui permettront à un journaliste de la Tribune de Genève de pouvoir révéler la connivence entre les services français et suisses. Mis en accusation, le procureur Dubois se suicidera le 23 mars 1957, provoquant un énorme scandale[24]. Son nom ayant été révélé, Mercier va devoir quitter le pays. Replié à Munich, il continuera cependant d’y opérer contre le FLN, avec ou sans l’accord du BND allemand.
Notes :
[1] L’Égypte avait certes obtenu son indépendance à la faveur d’un traité signé avec la Grande-Bretagne en février 1922, mais cet accord était assorti de si nombreuses conditions que cela la maintenait de facto dans un régime de dépendance. Si la plupart de ces clauses furent levées en octobre 1936 à la faveur d’un nouveau traité, Londres obtint cependant de pouvoir conserver des troupes et le Foreign Office continua d’exercer une influence majeure sur la vie politique égyptienne. En fait, il fallut attendre l’arrivée des officiers libres en juillet 1952 pour voir ce statuquo remis en cause. En octobre 1954, Londres finira d’ailleurs par s’engager sur une date de retrait de ses forces armées. La nationalisation du Canal en juillet 1956 puis la victoire diplomatique remportée par Nasser en octobre 1956 acheveront de faire de l’Égypte un État véritablement souverain.
[2] En fait, les autorités françaises savaient qu’un « coup » était en préparation. Depuis plusieurs mois déjà, les signes en ce sens s’accumulaient et une grande opération d’arrestation était d’ailleurs planifiée (cf Vaujour, Jean : De la révolte à la révolution, aux premiers jours de la guerre d’Algérie, Albin Michel, 1985).
[3] Ces vastes attributions ne sont pas sans rappeler celles qui furent accordés par le SDECE à Maurice Belleux en 1948. Tout étant le chef de poste à Saïgon, ce dernier fut aussi autorité à agir en tant que délégué pour l’ensemble de l’Asie du Sud-Est.
[4] Roger Faligot affirme que l’IF de « Germain » aurait été percée par le FLN et qu’il aurait fait l’objet d’au moins une tentative d’assassinat. Hélas il ne donne pas plus de détail sur les circonstances de cet épisode.
[5] On trouvera une copie de certains de ces documents dans les archives du Quai d’Orsay (ANOM 81 F 2416-2432).
[6] C’est pour cette raison que le patron du RAP, Serge-Henri Parisot, eut d’ailleurs du mal à implanter des antennes en Tunisie, celle-ci restant la chasse gardée du SDECE. Il devra passer par des contacts personnels (témoignage oral au SHD, GR 3 K 10 2)
[7] Celui de Tunis était alors dirigé par Paul Conty, que « Germain » connaissait bien pour avoir travaillé à ses côtés pendant plusieurs années. Le poste de Rabat était aux ordres du commandant R. C. Duprez (qui avait lui-même autorité sur le responsable de l’antenne de Tanger, le capitaine Roger Boureau-Mitrecey). « Germain » disposera également d’un contrôle opérationnel sur le poste très stratégique du Caire (alors dirigé par Henri Picq puis Georges Barazer de Lannurien) ainsi que sur l’antenne des services installée à Beyrouth (dirigée par Henri Geniès).
[8] Le Service Historique de la Défense de Vincennes conserve certains rapports des écoutes réalisées par le GCR (1H 4879 – 1 H 4881).
[9] Le Service Historique de la Défense de Vincennes conserve quelques-uns des bulletins de renseignement transmis par le SDECE à l’état-major interarmées (1 H 4876-78, 1 H 1162, 1 H 1675, 1 H 1744-1755). Évidemment il s’agit ici de synthèses finales et tout le travail de renseignement qu’il aura fallu réaliser en amont n’y figure pas. On n’y apprend jamais par exemple le nom des officiers de renseignement et encore moins celui de leurs sources.
[10] La tâche de « Germain » sera néanmoins facilitée par le fait que beaucoup des responsables du renseignement militaire pendant la guerre d’Algérie avaient jadis servi au sein des SR giraudistes. C’était le cas notamment de Léon Simoneau et de Serge-Henri Parisot, que « Germain » connaissait donc très bien. C’était aussi le cas de Jean de Lannurien, l’homme que « GErmain » chargera d’assurer la liaison entre le poste algérois du SDECE et le CCI.
[11] Faligot, Guisnel & Kauffer, 2013, p. 169 ; Arboit, 2014, p. 273).
[12] Marcel Henri dit « Mario » Faivre est né à Paris le 22 mars 1922. Il était le fils d’un journaliste et homme de lettres, Marcel Louis Faivre (dit « Marcello Fabri ») dont les ancêtres, originaires de Franche-Comté, étaient venus s’installer en Algérie en 1872. Elève au lycée Bugeaud d’Alger, il rejoint la résistance anti-allemande dès 1942 et devient alors un membre actif du « groupe de Matifou » qui va jouer un rôle déterminant dans l’élimination de l’amiral Darlan. Membre du cabinet du général de Gaulle à Alger, il sera ensuite affecté au « Plan Sussex ». Ayant rejoint Londres en mars 1944 il est parachuté dans les Vosges en septembre suivant. Sous le nom de « Marcel Regnier », il va d’abord organiser un maquis à Rambervillers puis, ayant rejoint les Commandos de France, il finira la guerre dans le Tyrol autrichien. Retourné dans le civil à la fin de l’année 1945, il va rester proche des services spéciaux et servira notamment comme HC au profit du SDECE. En 1954 il a fait partie des premiers groupes anti-terroristes montés dans l’Algérois et, deux ans plus tard, il sera l’un des organisateurs de la « journée des tomates ». S’il ne rejoindra pas l’OAS, il collaborera étroitement avec le colonel Godard. Il va également s’impliquer dans la tentative de création du FAAD, une organisation censée faire pièce au FLN. Après la guerre d’Algérie, Mario Faivre va s’installer à Cannes où il dirigera un chantier naval, consacrant ses loisirs à la rédaction de ses mémoires ainsi qu’à la composition musicale.
[13] Il ne fait guère de doute qu’une partie de ces hommes ont appartenu aux réseaux de stay-behind constitués dès 1948 par le SDECE et la DST afin d’être activés en cas de coup de force communiste. Dans les faits, ils auront finalement servi à lutter contre le nationalisme arabe (Arboit, 2014, pp. 278-279).
[14] Son successeur à cette fonction, Louis Bertolini (1925-1992), dit « capitaine Benoît », finira lui-aussi par passer de l’autre côté et deviendra même l’un des principaux chefs des commandos Deltas de l’OAS en 1961-1962 (Lajos Marton, Il faut tuer de Gaulle, Editions du Rocher, 2002, p. 198). En revanche, son collègue René Crignola poursuivra une longue et belle carrière au sein du SDECE.
[15] Tout au long de l’année 1956, le GLI va mener d’autres opérations contre des figures de l’insurrection : Krim Belkacem (« Saucisson, février 1956), Amirouche Aït Hamouda (« Onze », juin 1956), Louardi Guettal (« Huit », juin 1956), Slimane Dehiles (« Champlain », septembre 1956), etc. Toutes ces missions seront des échecs et c’est pourquoi le GLI sera finalement dissous au début de l’année 1957. En fait, le principal problème provenait du temps de réaction trop long entre l’acquisition du renseignement et son exploitation opérationnelle. A l’été 1957 les effectifs du GLI, seront fondues dans ceux de la Section A du CCI, une structure entièrement contrôlée par l’armée mais employant des hommes du SDECE.
[16] Les membres de la délégation extérieure du FLN resteront détenus à La Santé jusqu’en mars 1959. Ils seront ensuite conduits au fort Liédot, sur l’île d’Aix, où ils vont demeurer jusqu’en mai 1961. Par la suite et alors que les négociations avaient débuté à Evian, ils seront placés en résidence surveillée au château de la Fessardière près de Saumur (Maine-et-Loire) puis, en décembre 1961, au château d’Aunoy (Seine-et-Marne), avant d’être finalement libérés aux lendemain du cessez-le-feu (20 mars 1962).
[17] Le fait est peu connu mais le FLN tentera bel et bien de venger l’arrestation de ses chefs en organisant un attentat à bord d’un avion d’Air-France, un SE-2010 « Armagnac », qui assurait la liaison entre Oran et Paris. L’engin placé à bord explosa le 19 décembre 1957 à 18h15 mais la charge n’était pas assez puissante pour détruire la carlingue et l’appareil parvint à se poser en urgence à Lyon sans aucun dommage pour les 99 personnes à bord (dont 67 militaires). L’homme qui avait posé la bombe, un bagagiste, fut abattu par la DST au moment de son arrestation. La plupart de ses complices furent arrêtés et condamnés à de lourdes peines.
[18] Dès l’année 1955 on vit ainsi apparaître à Paris un groupe de militants catholiques prenant fait et cause pour la rébellion. En août 1955, le journaliste Robert Barrat partira à Alger pour rencontrer Abane Ramdane avant d’aller faire un reportage dans le maquis de Palestro en compagnie d’Amar Ouamrane. La publication de son article lui vaudra d’être incarcéré à Fresnes pendant quelques temps. Il en ira de même pour le rédacteur en chef de France-Observateur, Claude Bourdet, qui prendra très tôt partie contre la guerre menée par son pays en Algérie.
Mais la principale figure des libéraux algériens fut sans conteste André Mandouze (1916-2006), l’animateur de « Conscience Maghrébine » (1954-1956), qui finira par être arrêté en novembre 1956.
Reconstitué autour de « l’Espoir d’Algérie » entre juin 1956 et février 1957, le groupe de Mandouze sera littéralement décapité au moment de la bataille d’Alger et la plupart de ses membres seront jugés lors du procès dit des « chrétiens progressistes » (juillet 1957). Il faudra attendre la fin de l’année 1960 pour que leur voix puisse porter de nouveau. On peut aussi rappeler que l’archevêque d’Alger, Léon-Etienne Duval, fut l’un des plus ardents soutiens de ce courant, raison pour laquelle il obtiendra de pouvoir rester en Algérie après l’indépendance.
[19] D’autres indicateurs du FLN seront également arrêtés, à l’instar du commissaire Mohand Ousmer, de la DST, qui avait accepté de renseigner le FLN (17 février 1957). En revanche, la secrétaire Fadila Attia, qui travaillait au gouvernement général, ne sera pas détectée.
[20] Le vieux leader autonomiste, Ferhat Abbas, finira par se rallier aux jeunes loups du FLN en avril 1956, leur apportant au passage son prestige et sa légitimité. Malgré sa nomination à la tête du GPRA, il jouera surtout un rôle d’arbitre et ne sera que rarement associé aux décisions stratégiques.
[21] Parmi les cadres arrêtés : Lyes Derriche (juin 1954), Zoubir Bouadjadj (novembre 1954), Othmane Belouizad (novembre 1954), Abdesslam Habachi (novembre 1954), Saïd Bouali « La Motta » (novembre 1954, libéré en 1958 il sera abattu en 1959), Mohammed Merzougui (novembre 1954), Ali Zamoun (février 1955), Rabah Bitat (mars 1955), Belhadj Bouchaïb (sept. 1955), Abdelkader Lamoudi (novembre 1955 ?), Mohammed Mechati (28 août 1956), Mohammed Boudiaf, Ahmed Ben Bella, Mohammed Khider et Hocine Aït Ahmed (26 octobre 1956), Adjel Adjoul (novembre 1956), Hadj Benalla (novembre 1956) ou encore Abdelkader Lamoudi ou Atmane Belouizdad.
Parmi des dirigeants abattus : Rambane Benabdelmalek (4 novembre 1954), Mokhtar Belouizad (19 novembre 1954), Badji Mokhtar (19 novembre 1954), Grine Belkacem (29 novembre 1954), Mourad Didouche (18 janvier 1955), Mostafa Ben Boulaïd (22 mars 1956), Boudjema Souidani (16 avril 1956), Youcef Zighoud (25 septembre 1956), Larbi Ben M’Hidi (4 mars 1957), Ali Mellah (31 mars 1957).
Parmi les chefs ayant dû quitter l’Algérie entre 1954 et 1957 : Lakhdar Ben Tobbal, Abdelhafid Boussouf, Amar Ouamrane, Krim Belkacem, Benaouda Benmostafa « Amar », Slimane Dehiles, etc.
D’autres enfin ont été victimes de règlement de compte internes comme Bachir Chihani (octobre 1955), Abbes Laghrour (juillet 1957) ou encore Abane Ramdane (qui sera exécuté sur l’ordre de Krim Belkacem et Abdelhafid Boussouf le 27 décembre 1957 à Tétouan au Maroc).
[22] Le bureau tunisien du FLN était installé aux n°24-26 de la rue Es-Sadikia, au centre de Tunis. En 1957, une tentative d’attentat à la voiture piégée menée contre ce bâtiment échouera de justesse (les charges ayant explosé prématurément).
[23] L’arraisonnement de l’Athos fut également permis par la présence à bord d’une source du SDECE, Joseph Casquet, qui avait réussi à se faire embaucher dans l’équipage.
[24] Le 9 mai 1958 Max Ulrich sera condamné à deux ans de prison.
Crédit photographique : le découpage territorial du FLN/ALN à partir de 1956 [Saber68, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons]