10. L’épisode tunisien (1951-1955)
Nous voici donc arrivés à la fin de 1951. Cela fait déjà une quinzaine d’années que « Germain » travaille dans les services spéciaux, quinze années particulièrement riches et intenses au cours desquelles il a dû affronter successivement les deux plus graves dangers de son temps, à savoir l’hitlérisme et le stalinisme.
Le crâne dégarni, un grand front d’intellectuel, les yeux perçants, « Germain » en impose à ses interlocuteurs. La finesse de son intelligence, sa remarquable connaissance du métier, son courage physique, font de lui un sujet d’élite. Alors qu’il vient de fêter sa quarante-cinquième année, son étoile ne cesse pas de monter. Considéré comme le n°2 du service de contre-espionnage et comme le principal adjoint de « Verneuil », il peut légitimement espérer pouvoir lui succéder. Mais c’est alors que sa carrière va connaître un nouveau tournant. Car c’est l’époque où le Maghreb commence à s’agiter sous l’effet d’une forte poussée nationaliste et anticolonialiste.
Parce qu’il est considéré comme un remarquable spécialiste des affaires-nord africaines et que l’on connaît sa pugnacité et sa détermination sans faille, le capitaine Jean Allemand se trouve sollicité pour diriger l’antenne dont le SDECE dispose à Tunis. Une fois sur place, il va devoir évaluer l’audience acquise par les mouvements indépendantistes, identifier les personnalités les plus hostiles à la présence française afin d’anticiper et de contrer leur action. Conscient de l’importance de cette mission et par ailleurs désireux de retourner dans cette Afrique du Nord où il a jadis passé plusieurs années exaltantes, « Germain » va accepter la proposition de ses chefs.
Mais avant d’aborder cet épisode tunisien de la carrière de « Germain », il y a lieu de faire un bref rappel historique.
En vertu de plusieurs traités et de conventions signés en 1881 et 1883, l’Etat tunisien relève alors d’un régime de protectorat, ce qui signifie qu’il ne constitue ni un territoire français à proprement parler ni pour autant un pays étranger. Dans les faits, si elle possède théoriquement ses propres institutions, la Tunisie est en réalité directement administrée par la France. Le représentant de Paris sur place est appelé le résident général. Nommé par le gouvernement, ce haut fonctionnaire détient la réalité du pouvoir exécutif, le bey de Tunisie se contentant d’apposer son sceau sur les décrets qui lui sont présentés. La communauté française, forte d’environ 250 000 personnes (sur 4 millions d’habitants), occupe une place prépondérante, en particulier dans les secteurs administratifs et économiques. Elle est surtout présente dans les grandes villes et le long des côtes.
Cette situation politique a une conséquence juridique directe, à savoir que la DST est en théorie la seule institution compétente pour s’opposer à d’éventuelles tentatives d’ingérences étrangères. En tant que service de renseignement extérieur, le SDECE n’aurait normalement pas le droit de citer, si ce n’est pour agir vers l’extérieur. En fait, son implication va résulter de cette opinion, alors très largement partagée parmi les décideurs français, que l’empire colonial est en réalité victime d’une « conjuration internationale » (l’expression est du maréchal Juin) et que l’agitation nationaliste qui touche les pays du Maghreb est largement dirigée depuis l’étranger, ce qui justifie par conséquent qu’un rôle important soit dévolu au SDECE en matière de contre-espionnage. N’étant pas doté des pouvoirs de police, Jean Allemand va néanmoins devoir collaborer étroitement avec la DST pour tout ce qui concerne le volet répressif de son action (ce qui n’a peut-être pas été facile pour lui puisqu’il avait connu une situation inversée à l’époque de la guerre, la ST étant alors dans une position de subordination vis-à-vis du contre-espionnage) [1].
Une fois installé à Tunis, « Germain » va très vite se mettre en rapport avec le capitaine Paul Conty (1911-1964). Originaire du Nord de la France et diplômé de Saint-Maixent en 1936, celui-ci a fait l’essentiel de sa carrière au sein des Zouaves. Il s’est illustré pendant la campagne de France à l’occasion de laquelle il a été sérieusement blessé. Modèle du vieux colonial, cet homme au profil d’aigle est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes des affaires arabes dont puisse disposer la « Boîte ».
Grâce à lui, « Germain » va pouvoir comprendre avec précision quelles sont les personnalités et les organisations qui composent le champ politique tunisien, depuis les communistes jusqu’aux monarchistes en passant par les militants du Destour et du Néo-Destour. Il va aussi pouvoir mesurer la nature des liens qui unissent ces organisations avec l’étranger et en particulier avec plusieurs régimes du Moyen-Orient ainsi qu’avec certaines structures comme la « Ligue Arabe » ou le « Comité de Libération du Maghreb »[2]. La « Centrale » possède en effet la preuve que ces deux institutions apportent non seulement un soutien moral mais aussi une assistance financière et logistique aux Tunisiens.
Mais le SDECE n’ignore pas qu’aussi concrète que soit cette aide, la dégradation de la situation tunisienne est aussi et avant tout le résultat de facteurs politiques endogènes. A cet égard, la grande rupture s’est sans doute produite le 15 décembre 1951, lorsqu’après quatre années de négociation autour de la mise en place d’une forme d’autonomie interne, le ministre français des Affaires étrangères, Maurice Schumann, a finalement opposé une fin de non-recevoir à tous les partisans de l’indépendance en leur rappelant que les « futurs rapports entre les deux pays ne pourront être fondés que sur la reconnaissance du caractère définitif du lien qui les unit ». Nommé en Conseil des ministres le 24 décembre 1951, le nouveau résident général, Jean de Hauteclocque (1893-1957), va arriver à Tunis le 13 janvier 1952 avec la réputation d’être un homme à poigne totalement opposé à la moindre concession. Et de fait, il va faire de son mieux pour accréditer ce point de vue.
Comme on pouvait s’y attendre, la déclaration de Maurice Schumann et l’arrivée de Hauteclocque vont représentéer une véritable douche froide pour le mouvement national tunisien. Ils donneront aussi des arguments à tous ceux qui souhaitent accélérer le passage vers la lutte armée. Le 13 janvier 1952 à Bizerte, Habib Bourguiba promet d’ailleurs des « actions guerrières à venir » si Paris s’entête à maintenir son protectorat. Le 15 janvier 1952, une manifestation se déroule à Béja, au cours de laquelle les slogans « Indépendance », « Vive Bourguiba » et « A bas la France » sont repris par une foule nombreuse.
Le 17 janvier 1952, décidé à frapper un grand coup, Hauteclocque ordonne donc l’arrestation du leader indépendantiste qui se retrouve ainsi exilé dans le sud du pays, nombre de ses adjoints subissant le même sort (dont Taïeb Mehiri et Mahmoud El Materi tandis que Salah Ben Youcef parviendra à s’exiler à temps). Le 26 mars 1952, le gouvernement tunisien est dissous et la plupart de ses membres placés en résidence surveillée. La censure est rétablie, un couvre-feu instauré et l’armée reçoit les pouvoirs de police.
Mais ce tour de vise sécuritaire ne calme pas pour autant la contestation. Au contraire, les grèves et les manifestations se succèdent à un rythme de plus en plus soutenu et, bientôt, les premières violences finissent par éclater. Dès le 22 janvier 1952, un officier français, le colonel Norbert Durand, commandant de la subdivision militaire de Sousse, est assassiné par des émeutiers. Le lendemain, à Moknine, trois gendarmes sont tués et leurs corps mutilés par une foule en colère. Le pouvoir décide alors de passer à une nouvelle étape dans la répression.
Hauteclocque charge donc le général Pierre Garbay (1903-1980), le commandant interarmées, de ratisser la région du Cap Bon, considéré comme un repaire de « terroristes ». Garbay, qui s’était déjà illustré dans la répression de l’insurrection malgache en 1947, ne va pas faire dans la demi-mesure et les opérations militaires, conduites par la Légion étrangère, vont faire près de trente tués en quelques jours.
En fin de compte, cette violence d’Etat ne va faire qu’opposer encore un peu plus entre elles les communautés européennes et indigènes. Au cours de la seule année 1952, la justice va ainsi enregistrer près de 219 attentats et 1 427 sabotages, qui feront au total 19 tués parmi les forces de l’ordre et 17 parmi les civils européens. L’agitation est particulièrement forte dans le grand sud, où des groupes de maquisards commencent à se structurer. C’est alors que l’on va employer pour la première fois le terme de fellaghas (littéralement les « pourfendeurs », c’est-à-dire les « bandits de grands chemins »). Jusqu’en août 1953, les tribunaux vont prononcer pas moins de 5 000 condamnations pour des affaires de terrorisme.
Mais cela ne suffisant pas à stopper la dégradation de la situation sécuritaire, l’Etat va décider de confier au SDECE la mission de neutraliser certains « fauteurs de trouble ». Sur les consignes de sa hiérarchie, Jean Allemand va donc s’atteler à mettre en place une organisation formée de plusieurs « cellules anti-terroristes » qui auront pour mission de liquider purement et simplement des personnalités accusées d’avoir pris les armes contre la France ou bien d’avoir encourager d’autres à le faire.
Les auteurs de ce plan estiment qu’en agissant ainsi, ils vont pouvoir frapper de stupeur leurs adversaires et leur faire comprendre, une bonne fois pour toute, que la volonté du pouvoir français est suffisamment forte et ses moyens d’action suffisamment puissants pour qu’il soit capable de répondre coup pour coup sans passer par un long processus judiciaire, un processus dont l’absence de caractère dissuasif a été suffisamment démontrée.
Alors certes, il peut sembler étonnant, pour qui connait la fin de l’histoire, que l’on ait dépensé tant d’énergie et surtout que l’on ait pris autant de risques pour finalement accorder l’indépendance à peine quelques années plus tard. Mais il faut se rappeler que l’Etat français, par une forme d’inertie et d’aveuglement dont on mesure mal l’ampleur, est alors persuadé que la révolte du Maghreb n’est qu’un feu de paille. Quant à la méthode, elle peut certes paraître extrême mais soulignons c’est effectivement de cette façon qu’avaient agi les services spéciaux pendant la guerre, lorsque les policiers d’Achiary, aiguillés par les hommes de « Germain », s’arrangeaient pour que les agents de l’Allemagne ou de l’Italie soient retrouvés une balle dans la tête au petit matin dans les faubourgs d’Alger. Le succès avait alors été au rendez-vous et on espère donc bien pouvoir rééditer la manœuvre.
Il va s’en dire que « Germain » ne pourra évidemment pas impliquer directement ses propres hommes dans ces opérations parfaitement illégales. Il va donc devoir agir par procuration. Avec l’aide de Paul Conty, il va ainsi organiser le recrutement d’hommes sûrs au sein des forces de sécurité locales. Parmi ces volontaires, on va notamment retrouver des hommes tels que le commissaire Serge Gillet ou encore les policiers Armand Belvisi et Antoine Méléro (dit « Tony »). Beaucoup de ces personnages avaient des liens étroits avec le Rassemblement français de Tunisie (RFT), un parti animé par le député Antoine Colonna connu pour défendre des positions très hostiles aux indépendantistes. D’autres (les mêmes parfois), étaient issus d’associations d’anciens combattants de l’Armée d’Afrique ou bien encore du RPF, la formation gaulliste.
Grâce à eux, le SDECE va pouvoir constituer plusieurs petites équipes qui seront chargées de mener des « opérations ponctuelles » : sabotage, intimidations de toutes sortes et bien sûr éliminations physiques. Avant chaque mission, chaque cellule devra se diviser en trois groupes, le premier étant chargé des repérages préliminaires, le second assurant la couverture et le dernier, le groupe action, procédant à l’opération proprement dite. Pour des raisons de sécurité, ces équipes devront fonctionner de manière très cloisonnée et seul leur chef aura des contacts avec le SDECE. C’est la résidence générale qui se chargera de désigner les cibles mais c’est « Germain » et ses adjoints qui fourniront les renseignements opérationnels nécessaires à l’opération (ce que l’on appelle le « dossier d’objectif »). Il reviendra ensuite aux volontaires de définir la meilleure tactique à adopter. Suivant une idée formulée par Dominique Loisel, cette équipe de tueurs choisira de se surnommer la « Main Rouge », une appellation qui sera bientôt reprise par la presse.
L’une de ses premières cibles de la « Main Rouge » va être le secrétaire général de la puissante Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), le charismatique Farhat Hached. Le 5 décembre 1952 et alors qu’il circule dans sa voiture près de Tunis, ce proche collaborateur de Bourguiba est soudainement dépassé par des assaillants qui vont tirer deux rafales de mitraillette contre son véhicule. Grièvement blessé, il sera finalement achevé sur le bas-côté de la route par les membres d’un second véhicule, celui qui était chargé d’assurer la couverture. Quinze jours plus tard, le bey Lamine, qui avait soutenu les indépendantistes, se voit contraint de signer les décrets préparés par la résidence afin de permettre aux expatriés français d’accroître leur poids électoral.
Quelques mois plus tard, le 13 septembre 1953, c’est Hedi Chaker, l’un des principaux cadres du Néo-Destour, qui est tué à Nabeul, près de Tunis. Après avoir fait sauter la porte de son domicile à l’aide d’explosifs, les assaillants l’ont enlevé en pleine nuit et sous les yeux des siens avant de le faire monter ensuite dans leur véhicule. Son corps criblé de balles sera retrouvé au bord de la route qui mène vers la capitale tunisienne. Beaucoup de militants verront leur maison ou leur commerce être ciblés par des explosions qui feront à chaque fois des dégâts matériels et parfois humains, d’autres recevront des lettres de menace ou subiront des pressions diverses.
Mais malgré cette politique de terreur et surtout malgré la mobilisation de près de 70 000 soldats et policiers, la France ne parvient pas pour autant à reprendre la main et à faire cesser les sabotages, les attentats et les assassinats de personnalités favorables à ses intérêts. Le 1er juillet 1953, le prince Azzedine Bey, successeur désigné de Lamine Bey et fidèle allié de la France, est d’ailleurs abattu par balle dans son palais de La Marsa[3]. Aux élections municipales de mai 1953, l’appel au boycott lancé par le Néo-Destour sera particulièrement suivi puisqu’il n’y aura par exemple que 8% de votants à Tunis.
La politique de fermeté prônée par le résident général ayant ainsi démontré son manque d’efficacité, elle finit par être désavouée par Paris. Le 2 septembre 1953, de Hautecloque se voit officiellement démis de ses fonctions et remplacé par Pierre Voizard, qui var arriver sur place le 26 septembre et ne tardera pas à annoncer la levée du couvre-feu, la fin de la censure de la presse et la prochaine libération d’une partie des militants emprisonnés.
Mais alors que la tension reste forte, la « Main Rouge » continue cependant de frapper (peut-être d’ailleurs sans que le SDECE n’y soit cette fois directement mêlé, car certains ultras semblent avoir pris leur autonomie vis-à-vis des « services »). Le 24 mai 1954, elle vise ainsi les frères Ali et Tahar Haffouz, deux notables liés au mouvement indépendantiste qui sont assassinés près de Kairouan. Le 14 juillet 1954, elle s’en prend à Abderahmen Mami, le médecin personnel du beyde Tunisie, qui est lui aussi mitraillé dans son véhicule. Mais ces meurtres, qui se produisent juste après la grave défaite française Diên Biên Phû, ne peuvent pas changer la marche de l’histoire.
Le 17 juin 1954, énième épisode de la crise, le chef du gouvernement, Mohammed Salah Mzali, choisit de démissionner de ses fonctions (quelques jours plus tôt il avait réchappé à une tentative d’attentat). Malgré plusieurs tentatives, la France échoue alors à le remplacer, faute de candidats prêts à endosser devant leur opinion le rôle du « traître à la patrie ». Acculé, le pouvoir se retrouve donc dans l’obligation de devoir négocier avec les indépendantistes.
Le 21 juillet 1954, le président du Conseil, Pierre Mendès-France, déclare ainsi devant l’Assemblée nationale que le gouvernement est désormais prêt à engager la Tunisie sur la voie de l’indépendance. Et tandis que des négociations vont s’ouvrir dès le 13 septembre suivant, le nouveau résident général, Pierre Boyer de la Tour, va organiser la reddition de plus de 2 000 fellaghas qui, en échange de leur amnistie, accepteront de livrer aux autorités françaises 22 000 armes et plus de 100 000 cartouches. Une page est désormais tournée[4].
Récemment promu au grade lieutenant-colonel, Jean Allemand va néanmoins demeurer à Tunis pendant encore quelques mois . Le 2 juin 1955 toutefois, lorsque Habib Bourguiba reviendra triomphalement en Tunisie pour diriger la phase finale des négociations qui vont finalement conduire son pays vers l’indépendance[5], « Germain » viendra tout juste de quitter le pays pour gagner son nouveau terrain de mission, l’Algérie.
11. L’affaire marocaine (1953-1956)
Mais avant d’aborder la difficile, complexe et violente affaire algérienne, il importe de revenir d’abord sur la question marocaine, car cette dernière aura régulièrement occupé « Germain » pendant une partie de son séjour nord-africain, en particulier de 1953 à 1956.
Rappelons d’abord qu’après être parvenus à placer le Maroc sous un régime de protectorat par le biais du traité de Fès (30 mars 1912), les Français avaient dû batailler ferme avant de parvenir à soumettre les populations de l’intérieur qui refusaient d’accepter leur tutelle. Cette longue guerre, dite de « pacification », ne s’acheva que le 31 mars 1934, avec la prise de Tindouf, le dernier bastion encore tenu par une autorité locale souveraine. Mais à peine cette opposition, de nature essentiellement tribale et confrérique, avait-elle été réduite, qu’une nouvelle forme de contestation se fit jour, portée cette fois-ci par une jeune élite indigène formée à l’occidentale.
Au cours de la seconde partie de la décennie 1930, les autorités françaises vont devoir faire face à une agitation nationaliste de plus en plus tenace et violente. Mis sous le boisseau pendant la Seconde Guerre mondiale, ce mouvement national marocain va ensuite connaître un formidable renouveau. Porté par l’exemple d’autres peuples qui, comme les Indiens en 1947 ou les Indonésiens en 1949, sont parvenus à se défaire de la tutelle coloniale, il arrive à diffuser ses mots d’ordre dans une bonne partie du prolétariat urbain et même dans les milieux ruraux.
Refondé dans la clandestinité en décembre 1943, le parti de l’Istiqlal (« Indépendance ») s’impose rapidement comme la principale formation nationaliste marocaine. Portée par des chefs charismatiques tels que Ahmed Balafrej, Mehdi Ben Barka ou encore Allal Al-Fassi, l’Istiklal choisit de soutenir le trône alaouite, y voyant le meilleur moyen d’unir le pays contre la domination coloniale. En novembre 1944, l’Istiqlal fait proclamer un « manifeste de l’indépendance » qui va faire grand bruit et attirer sur ses leaders et ses militants une forte vague de répression.
Une autre étape, très importante elle-aussi, se produit le 9 avril 1947 lorsque, pour la première fois, le sultan Mohammed V annonce dans un discours prononcé à Tanger qu’il a décidé de se rallier aux thèses indépendantiste set souhaite lui-aussi voir la fin du protectorat. Dès lors, c’est une longue guerre des nerfs qui va l’opposer aux résidents généraux français, en particulier entre 1947 et 1951, lorsque ce poste sera occupé par le général Alphonse Juin. Pratiquant la « grève du sceau », le sultan va notamment refuser de valider les ordonnances (dahir) qu’on lui présente, paralysant ainsi toute l’administration.
Pour contourner le problème et mettre le palais sous pression, les autorités françaises vont choisir de s’appuyer sur cette partie de l’aristocratie tribale qui leur a toujours été fidèle, et notamment sur le pacha de Marrakech, Thami El Glaoui (1879-1956), qui va mobiliser ses forces et ses réseaux pour entretenir une certaine forme d’insécurité, l’idée étant de prouver que la politique sultanienne ne fait qu’entraîner le pays vers le chaos.
La situation continuant de s’envenimer, le nouveau résident-général, Augustin Guillaume, finit par menacer le sultan de le priver tous ses droits politiques s’il n’accepte pas de collaborer de nouveau avec la France. Devant le refus de ce dernier de céder à ce chantage, le gouvernement français va opter l’épreuve de force. A la demande Georges Bidault, qui tient alors d’une main ferme le Quai d’Orsay, Guillaume va organiser la destitution puis l’exil de Mohammed V et de sa famille, qui vont être embarqués manu militari dans un avion à destination de Zonza, en Corse, avant d’être ensuite transférés vers la lointaine île de Madagascar. Un cousin connu pour sa docilité, le prince Mohammed Ben Arafa (1886-1976), sera alors choisi pour prendre place sur le trône (20 août 1953).
Mais le temps n’est plus où la France pouvait ainsi destituer d’un simple geste un dirigeant nord-africain sans devoir affronter une redoutable contestation (comme cela avait encore été le cas pour le bey de Tunisie, Moncef, en mai 1943). Et c’est ainsi que le geste brutal de Guillaume, qui devait mettre fin à la crise, ne va faire en réalité que l’amplifier.
Car l’opinion musulmane, aussi bien dans les classes populaires que dans l’élite, prend immédiatement fait et cause pour son monarque déchu dont l’humiliation ne lui rappelle que trop sa propre situation. Des groupes violents, déjà actifs, prennent alors de l’ampleur, comme le « Croissant noir » (Al-Hilal aswad) lié au Parti communiste marocain, ou bien encore « l’Organisation secrète » (Munadamma as-sirriya), une émanation directe de l’Istiqlal. Des attentats éclatent un peu partout, comme au marché central de Casablanca (24 décembre 1953, 18 tués) ou bien encore dans un café de Mers-Sultan, toujours à Casablanca (14 juillet 1955, 6 tués). Des lignes ferroviaires sont sabotées (Casablanca-Alger, novembre 1953) et surtout, des manifestations plus ou moins spontanées dégénèrent en de véritables massacres d’Européens, comme à Oujda en août 1953 (23 tués) et Oued Zem en août 1955 (75 tués). Plusieurs personnalités d’envergure sont également victimes d’assassinats ou de tentatives d’assassinat, à commencer par Ben Arafa (11 septembre 1953) ou le résident-général (24 mai 1954).
Bien que l’armée réprime sans retenue, que la police arrête à tour de bras et que la justice prononce de lourdes condamnations (dont plusieurs à la peine capitale), le nombre d’actes violents commis chaque mois va pourtant tripler entre la fin de l’année 1953 et l’été 1954.
En mai 1954 cependant, l’annonce de la grave défaite subie par ses armées en Indochine vient placer la France dans une position délicate et contraint le gouvernement à reconnaître que cette répression tous azimut ne conduit en réalité qu’à une impasse.
En juin 1954, le gouvernement choisit donc de démettre le résident Guillaume qui est alors remplacé par Francis Lacoste. La campagne d’amnistie décrétée par ce dernier va permettre à plusieurs leaders indépendantistes de quitter leurs geôles et de reprendre leurs activités politiques.
Or, cette volonté d’apaisement mécontente tous ceux qui ne voient en elle que le prélude à un abandon du Maroc par la France. Les Européens sont alors 400 000 dans le pays et certains sont prêts à tout pour empêcher que la Métropole ne cède le terrain. Sur le modèle de ce qui existait déjà en Tunisie, des groupes dits « anti-terroristes » vont donc commencer à s’organiser, si ce n’est sous l’autorité directe des services spéciaux, du moins en lien étroit avec eux. Deux de ces groupes seront particulièrement actifs, à savoir la Lucoter, branche quasi officielle des renseignements généraux, et la Catena (Comité anti-terroriste nord-africain), très liée au SDECE. Comme en Tunisie, on va y retrouver principalement des policiers, tous volontaires et souvent liés à « Présence française », une formation politique dirigée par un médecin de Casablanca, le docteur Georges Causse.
Bénéficiant de la passivité et même parfois de la complicité de plusieurs hauts fonctionnaires[6], ces brigades anti-terroristes vont se lancer dans une campagne d’intimidation à l’égard des militants indépendantistes, n’hésitant pas à recourir à l’assassinat politique[7]. Le point d’orgue de cette campagne de terreur sera atteint le 13 juin 1955, lorsqu’un groupe d’assaillants va mitrailler en plein centre de Casablanca Jacques Lemaigre-Dubreuil, un homme d’affaires qui, venu de la droite la plus dure, s’était pourtant rallié depuis quelques années à la cause indépendantiste marocaine. Mais cet attentat va provoquer un énorme scandale. Car Lemaigre-Dubreuil, personnalité influente, avait l’oreille de nombreux responsables politiques.
Edgar Faure, alors en charge de l’exécutif français, décide de prendre en main l’affaire marocaine. Par l’intermédiaire du journaliste Roger Stéphane, il établit un contact avec Abderrahim Bouabid (1922-1992), l’homme qui représente alors (clandestinement) l’Istiqlal en France. Un plan de sortie de crise est ainsi rapidement esquissé entre les deux hommes qui doit assurer un chemin vers l’indépendance tout en permettant à la France de sauver la face et de préserver au maximum ses intérêts économiques et stratégiques.
Le 22 juin 1955, une conférence s’ouvre ainsi à Aix-les-Bains, à l’occasion de laquelle le gouvernement français va accepter de recevoir plusieurs délégations représentant toutes les parties en présence, y compris et pour la première fois les indépendantistes. Dans le même temps, les colons ultras font l’objet d’un lâchage en règle et le docteur Georges Causse lui-même est expulsé du pays le 21 juillet. Au cours du mois d’août, une délégation française, dirigée par le général Georges Catroux, se rend à Madagascar afin de soumettre au roi exilé le scénario de sortie de crise. L’accord du souverain ayant été obtenu, le processus de transition pacifique va donc pouvoir se poursuivre.
Mis sous pression, El-Glaoui accepte de faire sa soumission et, le 30 septembre, Ben Arafa va renoncer officiellement au trône, ce qui va lever le dernier obstacle. Un « conseil du trône » est alors institué pour gérer les affaires courantes. Sa direction est confiée à M’Barek El-Bekkai (1907-1961), un homme qui a pour lui de satisfaire la fois aux Français (qu’il a longtemps servi en tant qu’administrateur) et les monarchistes (car il avait présenté sa démission suite aux évènements d’août 1953). Le 31 octobre 1955, le sultan déchu va débarquer à Nice avant de partir s’installer en région parisienne pour superviser la dernière phase des négociations.
Mais la relative lenteur de ce processus politique, si elle est une des conditions de son succès, représente aussi un grave danger. Car des forces s’activent en coulisses qui sont bien décidées à en découdre. C’est le cas notamment des indépendantistes algériens, qui souhaitent profiter de la situation marocaine pour faire avancer leurs pions. Dès 1952, l’un des futurs fondateurs du FLN, Mohammed Boudiaf, a d’ailleurs quitté Paris, où il vivait depuis plusieurs années dans la clandestinité, pour venir s’installer à Madrid. Depuis cette ville et en lien avec le Comité de Libération du Maghreb[8], il va nouer des liens étroits avec tous ceux des militants marocains qui souhaitent préparer une insurrection armée pour chasser les Francis. Abbes Messadi (1925-1956) et Abdellah Senhaji (m. 1986) en particulier vont l’aider constituer une « Armée de Libération du Maroc » (ALM, 17 juillet 1955) directement inspirée du modèle de l’ALN.
Avec le soutien de Nadir Bouzar (1917-1975), un ancien cadre de l’administration française ayant rejoint le camp nationaliste, Boudiaf commence alors à implanter des caches d’armes, recruter des militants, délivrer des conférences et organiser des filières d’acheminement d’armes et de matériel entre Tétouan, Nador, Khemisset et Kénitra. Ainsi épaulée par ses conseillers algériens, l’ALM commence à préparer sa première opération d’envergure, à savoir l’attaque de postes tenus par l’armée française dans la région de Boured et Aknoul, au nord de Taza. Si cette bataille, lancée le 2 octobre 1955, va rapidement tourner à l’avantage des Français, l’alerte aura été sérieuse et vient démontrer que la menace d’un embrasement général du Maroc se rapproche et qu’il faut donc agir vite.
Le 6 novembre 1955, à La-Celle-Saint-Cloud, Français et Marocains s’accordent donc sur les conditions dans lesquelles le pays va pouvoir accéder à l’indépendance. Le 16 novembre et après deux années d’exil, le sultan Mohammed V revient dans son pays où il est accueilli par une foule enthousiaste. Quelques mois plus tard, le 2 mars 1956, le sultanat du Maroc deviendra officiellement un Etat indépendant (il prendra le nom de royaume le 15 août 1957).
Mais ce règlement pacifique ne satisfait pas tout le monde. Car au motif que certaines parties du territoire, telle la région d’Ifni, n’ont pas encore été libérés et que la France a obtenu le maintien de certaines de ses bases militaires, des militants vont refuser de déposer les armes. Le nouveau pouvoir marocain ne pouvant évidemment pas laisser une telle situation perdurer, le prince-héritier Moulay Hassan va donc décréter d’autorité la fusion de l’ancienne ALM au sein des nouvelles Forces Armées Royales (FAR) dont il vient de prendre la direction (29 mai 1956). Le 3 juillet suivant, une grande cérémonie de ralliement des anciens maquisards sera même organisée en présence du sultan.
Et malheur a ceux qui refusent de se soumettre. Le 27 juin 1956, Abbas Messaâdi, l’un des principaux cadres de l’ALM, est assassiné à Fès. Deux mois plus tard, la majorité des cadres du « Croissant noir » sont arrêtés et accusés « de détention illégale d’armes et de constitution d’organisation de malfaiteurs ». Par l’un de ces retournements dont l’histoire politique a vu tant d’exemples, les services spéciaux français vont alors collaborer avec le palais royal afin de réprimer ces mêmes organisations qui avaient défendu la cause du souverain exilé quelques mois plus tôt.
Notes :
[1] Concernant l’action de la DST en Tunisie, il faut citer la personne de Jean Baklouti (1924-2021). Issu d’une famille pied-noir, Baklouti va rentrer dans la police et devenir l’un des plus jeunes commissaires de France. Muté à Paris en 1956, il sera chargé de coordonner la question algérienne jusqu’en 1962. Il est probable mais non certain que sa trajectoire aura dû croiser plusieurs fois celle de « Germain ».
[2] A partir de 1945, Le Caire va en effet devenir la plaque tournante des nationalistes maghrébins. La plupart d’entre eux y effectueront des séjours plus moins prolongés : Habib Bourguiba (arrivé en avril 1946 il ne repartira qu’en septembre 1949), Allal al-Fassi (mai 1947), Abdelkrim al-Khattabi (mai 1947), Mohammed Khider (juin 1951), Salah Ben Yousef (janvier 1952), Ahmed Ben Bella (début 1952), Bachir al-Ibrahimi (mars 1952), Hocine Aït Ahmed (mai 1952), Mohammed Boudiaf (octobre 1954), Mohammed Lamine-Debaghine (septembre 1955), Larbi Ben M’Hidi (février 1956), Tawfik al-Madani (mars 1956), Malek Bennabi (avril 1956), Ferhat Abbas (avril 1956), etc.
[3] Le Néo-Destour procédera à d’autres éliminations spectaculaires, comme celles de l’officier Lucien Rouvenne (17 janvier 1953), de l’homme de presse Chedly Kastalli (2 mai 1953) ou encore celle du lieutenant-colonel de La Paillonne (24 juillet 1954). Le principal chef de la branche armée du Neo-Destour, le « Comité des Onze noirs », était Allala Laouitri (1913-1993), l’un des hommes de confiance d’Habib Bourguiba. Notons que « Germain » avait sans doute très bien connu de La Paillonne puisque ce dernier avait dirigé l’antenne des services spéciaux implantée à Tanger pendant la guerre.
[4] Les hommes de la « Main rouge » vont continuer d’agir jusqu’au seuil de l’indépendance. Le 13 mai 1956, ils décident ainsi de mitrailler une permanence du Néo-Destour à Ben Arous, près de Tunis. Mais l’affaire se passe mal et une fusillade éclate. L’un des assaillants, Jean Andrei, est alors grièvement blessé et finit par décéder. De fil en aiguille, le juge d’instruction, Régis Soulet, va commencer à remonter la piste de la « Main rouge ». Pris de panique, le gouvernement organisera discrètement l’exfiltration vers la Métropole de Serge Gillet mais aussi celle de ses complices, Eugène Soubrat et Charles Vincent (Le Gendre, Bertrand : Bourguiba, 2019).
[5] La mise en place de l’autonomie interne ne va pas signifier la fin des violences politiques. Dès l’été 1955, une fraction radicale du Néo-Destour, emmenée par Salah Ben Youssef, décide de contester la ligne bourguibiste qui prône une accession négociée vers l’indépendance. Habib Bourguiba va réagir de façon implacable à cette contestation. Contraint à l’exil en Egypte dès le mois de janvier 1956, Salah Ben Youssef sera assassiné en Allemagne en août 1961. L’ancien chef des fellaghas du Sud-tunisien, Lazhar Chraïti, accusé de complot, sera quant à lui condamné à mort et exécuté le 6 janvier 1963.
[6] Deux hommes ont joué un rôle central dans la répression légale (et extra-légale) de l’indépendantisme marocain, à savoir Philippe Boniface (1892-1977), alors contrôleur civil (c’est-à-dire préfet) de la région de Casablanca, et le colonel Jean Lecomte (1903-1997), directeur des affaires politiques à la résidence générale.
[7] Parmi les militants marocains ayant été abattus, on trouve notamment deux cadres importants : Omar Slaoui (28 août 1954) et Tahar Sebti (2 janvier 1955). Quant aux tueurs, très peu d’entre eux feront l’objet de poursuites et donc de condamnations. On sait qu’un gérant de café, François Avival, a joué un rôle majeur dans l’organisation de ces commandos. On sait aussi Antoine Méléro, que l’on a déjà vu à l’œuvre en Tunisie quelques années plus tôt, a également participé à certaines opérations. Remarquons aussi que le fameux Robert Denard a fait ses premières armes dans les services spéciaux en travaillant pour Lucoter. Impliqué dans une tentative d’attentat contre Pierre Mendès-France, il sera bientôt récupéré par le SDECE grâce auquel il fera la carrière que l’on sait.
[8] Les principaux coordonnateurs de cette révolte marocaine ont été Allal al-Fassi, Abdelkrim Al-Khatib et Abdelkhalek Torres. Au début de l’année 1955, deux Algériens destinés à jouer un rôle majeur au sein de l’histoire algérienne vont débarquer à leur tour sur les côtes marocaines, à savoir Abdelhafid Boussouf et son adjoint, Mohammed Boukharouba (dit « Houari Boumediene »). Ayant reçu pour mission d’aider à étoffer la structure naissante du FLN, ils vont se révéler très efficaces dans l’accomplissement de cette tâche.
Crédit photographique : la Une du premier numéro du journal Indépendance (1er février 1951)[HadiZamane, Public domain, via Wikimedia Commons]