Le colonel Morlanne (V) : le SA dans la guerre froide

Voir : Le colonel Morlanne (IV) : l’homme et le style

VIII. Le SA dans la guerre froide

. L’entrée de la France dans l’affrontement Est-Ouest

Avant d’aller plus loin, il nous semble utile d’offrir en préambule quelques éléments de contexte afin de mieux comprendre le rôle joué par Morlanne et son unité pendant cette période d’extrême tension qui va de 1947 à 1954.

Rappelons tout d’abord que ce n’est qu’à regret que la France est entrée dans la guerre froide. Épuisée à tous points de vue par le précédent conflit et consciente que la situation dans les colonies devenait de plus en plus précaire, elle aurait largement préféré demeurer à l’abri d’une nouvelle crise géopolitique. Jusqu’au printemps 1947, les cabinets ministériels comme les états-majors vont d’ailleurs clairement hésité sur la position qu’il convient d’adopter à un moment où la défiance entre l’Est et l’Ouest se fait de plus en plus forte[1].

Si personne ne songe alors sérieusement à miser sur une alliance avec l’Union soviétique, beaucoup estiment cependant préférable d’essayer de maintenir une position neutraliste qui s’appuierait sur une défense stricte de la Charte des Nations unies. C’est le cas par exemple du président de la République Vincent Auriol, de Félix Gouin, ou encore des généraux Jean de Lattre de Tassigny, Paul Ely, Martial Valin et Charles Lechères. A l’inverse, Georges Bidault aux Affaires Etrangères mais aussi les généraux Pierre Billotte, Jean Humbert et Alphonse Juin se montrent clairement atlantistes. Leur raisonnement est très simple. Si une guerre éclate un jour entre les Etats-Unis et l’URSS, la France se retrouvera ipso facto en plein milieu du champ de bataille et, dès lors, il sera illusoire de vouloir maintenir une quelconque forme de neutralité préventive, à moins de vouloir subir le sort qu’ont connu les Pays-Bas et la Belgique en mai 1940. Il est par ailleurs évident que face aux deux superpuissances, la France ne pourra pas se défendre seule et qu’elle aura donc besoin d’une aide extérieure.

C’est d’ailleurs ce besoin d’alliance qui va aboutir à la conclusion d’un premier partenariat stratégique avec la Grande-Bretagne, partenariat concrétisé par le traité de Dunkerque (4 mars 1947) et qui sera par la suite élargi au Benelux avec le traité de Bruxelles (17 mars 1948). Mais cela ne peut évidemment suffire. Pendant toute l’année 1947, Georges Bidault va donc tenter de renouer les accords de défense jadis conclus avec la Pologne et la Tchécoslovaquie. A force de déconvenues, il finira cependant par comprendre que ces pays sont désormais devenus des satellites de l’URSS et qu’ils n’ont plus aucune marge de manœuvre, que cela soit sur le plan diplomatique ou militaire. Ayant participé à la conférence organisée à Moscou en mars et avril 1947, il a pu constater l’ampleur des divergences existant avec l’Est et s’est fait son opinion sur le caractère foncièrement expansionniste et totalitaire du régime soviétique.

De toutes les nations occidentales, la France va être la seule à devoir affronter simultanément et sur son propre sol les deux grands défis de l’époque que seront la guerre froide (puisque le parti communiste français rallie alors à lui seul près de 25% de l’électorat) et la décolonisation (puisqu’elle possède le second empire colonial par la superficie). Ces deux questions n’en feront souvent qu’une d’ailleurs puisque les partis communistes des pays colonisés prendront régulièrement la tête du combat mené contre la Métropole. Ce sera en particulier le cas de l’Indochine, où la lutte, après s’être un temps apaisée, va reprendre de plus belle en décembre 1946, lorsque le parti communiste indochinois, le Viêt-Mînh, va se lancer dans un nouvel affrontement avec les forces françaises

Le PCF rechignant à voter les crédits qui permettraient de financer le conflit, les tensions au sein du gouvernement français deviennent vite insurmontables. Au même moment, sur les quais du port de Marseille, des dockers répondant aux mots d’ordre de la CGT s’opposent de façon virulente au départ des troupes vers l’Asie[2]. A tout cela vient s’ajouter une situation sociale délétère et c’est finalement de là que va venir l’étincelle.

Le 25 avril 1947 en effet, les ouvriers de l’usine Renault à Billancourt débrayent pour réclamer une hausse de leurs salaires. Alors que la CGT n’avait pas été à l’origine de ce mouvement, elle décide pourtant de le soutenir à compter du 30 avril afin de ne pas se retrouver dépassée par sa base. Le 4 mai, le président du Conseil, le socialiste Paul Ramadier, choisit logiquement de poser la question de confiance. Les députés communistes ne l’ayant pas soutenu lors de ce vote, il en prend acte et ordonne alors le renvoi des cinq ministres communistes : Maurice Thorez (vice-président), François Billoux (Défense nationale), Charles Tillon (Reconstruction), Ambroise Croizat (Travail) et Georges Marrane (Santé), qui voient privés de leurs portefeuilles et renvoyés dans l’opposition. Pour tous les observateurs, cette mesure vient mettre un terme définitif à la « parenthèse enchantée » inaugurée à la Libération et marque l’entrée officielle de la France dans la guerre froide aux côtés des Etats-Unis et contre l’URSS.

Dès lors, Georges Bidault va s’employer à convaincre ses collègues d’entrer pleinement dans l’alliance Atlantique. Réticents jusque-là devant la nécessité de réarmer l’Allemagne de l’Ouest (ce qu’impliquerait naturellement une telle hypothèse), ils finissent par se rendre à l’évidence et acceptent de donner leur accord à l’occasion du conseil ministériel organisé le 19 décembre 1947. Grand promoteur du projet, le général Billotte est alors immédiatement dépêché à Washington afin de s’entretenir avec le général Matthew Ridgway (1895-1993), le représentant du comité militaire américain auprès de l’ONU. Ces discussions vont poser la première pierre de ce qui deviendra, après de bien longues négociations, le futur traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949).

. La lutte anti-communiste sur le territoire national

Mais le PCF ne tarde pas à réagir à son exclusion du pouvoir. D’abord quelque peu surpris par la manœuvre, il lance bientôt sa riposte[3]. Dans un contexte de pénurie générale et de stagnation des salaires, la CGT entreprend ainsi de déclencher de violentes grèves un peu partout dans les usines, les mines et les ports, mais aussi dans la fonction publique et même le secteur privé. Au plus fort de cette vague on comptera près de cinq millions de grévistes. C’est donc dans une atmosphère déjà très tendue que vont se produire de graves évènements. Le 12 novembre 1947, une véritable marée humaine envahit ainsi le palais de justice de Marseille afin de libérer des métallurgistes communistes récemment interpellés. Loin de s’arrêter-là, la foule va ensuite s’en prendre au maire gaulliste de la ville, Michel Carlini, qui sera sévèrement bastonné. A peine vingt jours plus tard, dans la nuit du 2 au 3 décembre 1947, des saboteurs liés au parti communiste provoquent près d’Arras le déraillement du train Paris-Tourcoing, occasionnant ainsi la mort de seize personnes et faisant une trentaine de blessés (les activistes pensaient à tort s’attaquer à un transport de gendarmes mobiles). Après quelques mois d’une relative accalmie, la crise va repartir finalement de plus belle en juin 1948, en raison d’un retard des salaires sur les prix de plus de 30 %. Les grèves sont particulièrement dures dans les usines de la région rhodanienne ainsi que dans les charbonnages du Nord.

Pour beaucoup de responsables politiques, cette situation pourrait bien être le prélude à un coup de force communiste. Pour parer à cette éventualité, le gouvernement va donc chercher à mobiliser toutes les forces dont il peut disposer. Dès le mois de mars 1947, sollicité par le président Ramadier, le général Revers affirme avoir à sa disposition suffisamment de troupes loyales pour parer à toute éventualité[4]. Alors qu’une partie de la classe 43 vient tout juste d’être rappelée sous les drapeaux, l’Assemblée nationale vote le 30 novembre 1947 une loi dite de « défense de la République », qui va permettre d’assurer le rappel de 80 000 réservistes. Prudent, Jules Moch demande également à Roger Wybot, le patron de la DST, de ficher tous les anciens FTP, car il se doute bien que c’est dans ce vivier là que le parti communiste devra recruter ses cadres en cas de passage à l’action armée[5]. Le 14 novembre 1947, 400 CRS et gendarmes équipés de 60 véhicules (dont 2 chars) pénètrent en force dans le camp de Beauregard, à La Celle-Saint-Cloud, où depuis l’été 1945 une mission militaire soviétique organisait le rapatriement de ses citoyens accusés d’avoir travaillé pour l’armée allemande. A juste titre d’ailleurs, Georges Bidault considérait que ce lieu était devenu l’un des centres névralgiques de l’espionnage russe en France.

Le SDECE se retrouve naturellement mis sur le pied de guerre. Comme le reste de l’administration, il est d’abord violement épuré de ses cadres suspects. Le 16 juillet 1947, près de ses 350 fonctionnaires sont ainsi radiés ou mutés d’office en raison de leur orientation politique réelle ou supposée[6]. En novembre 1947, le 11e Choc est mis en alerte pour la première fois. Le bataillon s’apprête même à partir pour Marseille afin de ramener le calme sur les docks lorsque l’ordre est finalement annulé, la situation sur place s’étant quelque peu calmée[7]. Un an plus tard en revanche, on passera cette fois-ci aux actes.

Alors que le gouvernement s’est mis à dos les mineurs en entamant une refonte de leur statut (les décrets Lacoste), ces derniers réagissent en décrétant la grève et en occupant massivement les puits à partir du 4 octobre 1948. Supervisée par le député Auguste Lecoeur (1911-1992), l’un des cadres dirigeants du PCF, l’opération a été très bien préparée. Les manifestants disposent de réserves solides, aussi bien en nourriture qu’en matériel ou en argent. Commence alors une épreuve de force qui va s’avérer particulièrement rude. Décidé à la remporter, le ministre de l’Intérieur Jules Moch décrète la mobilisation de 60 000 soldats et policiers, dont la moitié vont être envoyés dans le Nord. On n’en restera pas comme aux habituels jets de cailloux, de boulons, de briques d’un côté ou aux gaz lacrymogènes et lances à incendies de l’autre. Cette fois-ci ce sont des chars qui vont enfoncer les barricades tandis que bagarres et balles perdues vont faire 6 victimes du côté des mineurs. Il y aura aussi 3 000 arrestations, 1 300 condamnations à de la prison ferme et 3 000 licenciements.

Au plus fort des affrontements, le 26 octobre 1948, 300 parachutistes de Mont-Louis montent bord de leurs camions avant de se diriger vers Blois. Après que la rumeur d’une possible intervention sur Paris se soit dissipée, ils sont finalement redirigés vers la caserne Schramm d’Arras, d’où ils vont ensuite gagner les mines du Nord. Revêtus de l’uniforme des gardes mobiles, ils vont se déployer un peu partout dans la région et notamment à Labourse, Beuvry, Nœux-les-Mines et Barlin[8]

Le spectacle de tanks et d’automitrailleuses patrouillant ainsi au cœur des corons n’est peut-être pas du meilleur effet en terme d’image mais le résultat est à la hauteur des efforts consentis. Dès le 2 novembre en effet, tous les bassins ont été dégagés manu militari. Pendant près d’un mois, les chasseurs du 11e Choc vont continuer d’assurer une garde vigilante autour des puits afin d’empêcher qu’ils ne puissent être réoccupés ou sabotés, mais aussi pour permettre aux mineurs non-grévistes de pouvoir continuer à travailler. Peu désireux d’avoir à tirer sur des compatriotes, leurs officiers prendront discrètement contacts avec les délégués de la CGT afin de leur expliquer qu’ils n’essaieront pas d’intervenir contre eux tant qu’aucune attaque n’est tentée sur les installations stratégiques. Et de fait, la confrontation en restera là[9].

A la même époque, des hommes du « 11 » sont également sélectionnés afin de simuler des attaques contre des bases militaires françaises, le but étant de tester ainsi la fiabilité des procédures de sécurité dans des conditions qui soient les plus proches possibles du réel[10]. On craint alors plus que tout l’arrivée de commandos soviétiques aéroportés et l’on se rappelle très bien comment les troupes spéciales de la Wehrmacht sont parvenues à s’emparer par surprise du fort d’Eben-Emael dans la nuit du 9 au 10 mai 1940, privant ainsi l’armée belge de son principal point de défense avant même que l’infanterie allemande n’intervienne.

Parachutés de nuit sur la zone, les soldats d’élite de Mont-Louis ne vont donc pas hésiter à se grimer en fonctionnaires de police, en employés des postes, en ouvriers, en boulanger ou bien encore en simples passants afin de pouvoir pénétrer incognito dans les lieux. En septembre 1947, ils vont s’attaquer avec succès à la petite base aérienne de Saint-Girons dans l’Ariège. En avril et mai 1948, ils vont faire la même chose à Hyères et Auxerre avant de récidiver à Caen en septembre 1949.

Le 21 janvier 1951, on décide de les envoyer à l’assaut de la grande base aérienne de Bordeaux-Mérignac[11]. Après avoir été rassemblés à Collioure, les hommes de Godard sont parachutés de nuit à proximité de Bordeaux. Malgré tous leurs efforts et bien qu’ils aient été prévenus à l’avance, les nombreux gendarmes et militaires mobilisés pour l’occasion ne parviendront pas à les empêcher de pénétrer en armes jusqu’au poste de commandement de la base et d’en prendre ainsi le contrôle (le lieutenant Dupas réussira même à kidnapper un officier de l’armée de l’air afin de s’emparer de son uniforme).

Dans la même optique, des experts du « 11 » sont aussi envoyés par Morlanne dans les centrales électriques, les nœuds ferroviaires ou encore dans les centres postaux et téléphoniques afin d’en étudier les fragilités et pour établir des préconisations visant à renforcer la sécurité de ces lieux stratégiques[12].

. Préparer la résistance en France… 

Mais tout ceci n’est rien par rapport à ce qui s’annonce. Car si la situation sociale et politique du pays commence peu à peu à s’apaiser à partir de 1948 et surtout 1949, lorsque commencent se faire sentir les effets positifs du Plan Marshall, la situation internationale ne cesse par contre de se dégrader. Dans un contexte marqué par le Coup de Prague, le Blocus de Berlin et l’invasion de la Corée du Sud par les troupes communistes, le SDECE reçoit donc pour mission de se préparer à éventuelle occupation du territoire français par l’armée soviétique !

Et tandis que des « trésors de guerre » sont constitués en Suisse et au Royaume-Uni, des procédures opérationnelles sont mises en place afin de pouvoir rapidement transférer, le cas échéant, les archives les plus sensibles de l’Etat français vers le Maroc et le Sénégal[13].

Dans la même optique, le SDECE décide également de mettre en place des réseaux de renseignement et d’action ainsi que des filières d’exfiltration ou d’infiltration d’agents censées pouvoir fonctionner malgré la présence sur le territoire national d’une armée d’occupation étrangère (armée dont on peut supposer qu’elle disposera de nombreux relais sur place dans la population vu la force acquise par le PCF). Ce sera l’opération « Rose des Vents » (également connue sous les noms de « Mission 48 », « Eon II » ou encore « Arc-en-ciel »[14]).

C’est d’Angleterre, semble-t-il, qu’est venue l’idée de bâtir de tels réseaux dormants. Dès 1946 en effet, par l’intermédiaire de George Jellicoe (1918-2007) et John M. B. Lockhart (1914-1995), l’antenne française du SIS a entrepris de réactiver certains de ses anciens agents français[15]. Mais des fuites vont faire échouer cette tentative et le colonel Fourcaud, une fois informé, prendra très mal le fait que les Britanniques se soient lancés dans une telle initiative sans l’avoir prévenu auparavant. Il fera donc en sorte que la police soit mise au courant, ce qui aboutira à la fameuse affaire dite du « plan bleu » (juin 1947), qui était en fait la partie émergée de l’opération britannique[16].

Le SDECE décide alors de prendre les choses en main. Dès le 28 janvier 1947, Ribière va autoriser son directeur adjoint à recruter une troupe d’activistes capables de pouvoir réagir dans l’hypothèse d’un renversement du régime républicain[17]. A partir du printemps 1948, à une époque où les états-majors politiques et militaires sont en train de se rallier au choix de l’alliance Atlantique, Guy Marienne et Jacques Morlanne sont chargés de mettre en place un véritable réseau de stay-behind à la française[18].

Plusieurs figures du SDECE vont être sélectionnées pour mener à bien ce projet, chacune se voyant attribuer un ressort géographique particulier en fonction de sa connaissance des lieux. Marcel Leroy-Finville (1920-2009) va ainsi s’occuper du Grand-Ouest, Roger Espitalié (1917-1995) du Centre, Marcel Chaumien (1913-1979) du Sud-Est, Raymond Hamel (1915- ?) du Sud-Ouest et André Achiary (1909-1983) de l’Algérie[19]. Pendant près de dix ans, ces professionnels aguerris vont recruter près de 4 000 agents dormants destinés à être réactivés en cas d’occupation soviétique. Avec beaucoup d’abnégation et dans la plus totale confidentialité, ils vont faire vivre et développer ces structures, repérant d’éventuels terrains d’atterrissages et de parachutages, établissant des listes de caches clandestines, mettant au point et testant divers scenarii opérationnels, etc.[20]

Afin d’éviter que ses recrues ne soient suspectées et donc trop rapidement arrêtées par l’ennemi, le SDECE ne va enrôler que des hommes (et quelques femmes) au-dessus de tout soupçon. Il s’agira donc souvent des notables bon teint, mariés et chargés de famille, ayant un métier qui leur permet d’être à la fois indépendants financièrement (car ils ne seront pas rémunérés) tout en leur laissant assez de temps libre (pour pouvoir accomplir leur mission). Des personnes sans orientation politique marquée, disposant de solides attaches locales et, si possible, propriétaires d’une maison isolée[21]. Une fois identifiés en fonction de tous ces critères, les candidats vont se voir approchés discrètement mais sans qu’on leur dévoile le projet en lui-même. S’ils se montrent suffisamment réceptifs, la phase d’approche se poursuivra jusqu’à ce qu’on leur révèle finalement l’existence des réseaux et la possibilité pour eux de les rejoindre. S’ensuivra alors une phase de tests et de formation qui permettra de ne retenir que les meilleurs volontaires.

L’unité de base de cette organisation sera constituée autour de groupes de trois agents, dont un seul sera relié à un chef départemental, qui lui-même répondra aux consignes d’un chef régional agissant en lien avec la Centrale. Le tout sera strictement cloisonné afin que l’organisation ne puisse pas s’effondrer en cas d’arrestation de l’un de ses membres. Ces différents groupes vont être équipés en armes légères ainsi qu’en postes radio de type B2-Mark-II ou A3-Mark-III et récepteurs MCR-1. Le codage ayant fait d’importants progrès depuis la dernière guerre, ils n’auront plus à chiffrer leurs messages à la main et gagneront ainsi un temps précieux[22].

Ce sont les hommes de Morlanne qui vont devoir assurer leur instruction[23]. Afin de maintenir leur vigilance et pour qu’ils puissent s’entraîner dans des conditions qui soient les plus proches possibles de la réalité, le SA conduira régulièrement avec eux des exercices d’exfiltration ou d’infiltration d’agents mais aussi de réception de matériel. Si le SDECE n’a pas pour ambition prioritaire de préparer le lancement d’une guerre de guérilla, certaines équipes devront néanmoins apprendre à planifier des opérations de sabotage ou bien des assauts contre certains des sites stratégiques situés dans leur périmètre d’intervention (casernes, usines, bâtiments officiels, etc.).

Au fil des ans et dans un souci d’efficacité, la France va aussi accepter de coordonner une partie de ses efforts avec ses partenaires. Un premier accord (secret) va ainsi être passé avec le Royaume-Uni en mai 1947, le but étant d’empêcher que l’affaire du « plan bleu » ne connaisse une réédition[24]. De son côté, Londres va s’entendre avec les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège afin de mettre en place des organisations du même type. Bien qu’avec un peu de retard (provoqué notamment par la dissolution prématurée de l’OSS), les Américains vont entrer dans la danse à partir de 1949 en créant leurs propres réseaux, comme « Smetric » au Royaume-Uni, « E-Net » en Allemagne ou encore le fameux « Gladio » en Italie. Par la suite, une bonne partie de ces structures finiront par passer sous le contrôle direct de l’OTAN[25].

. … et organiser la lutte à l’étranger

Et tandis que le SDECE tente tant bien que mal d’implanter des réseaux de renseignement à l’est du rideau de fer, le Service 29 est également sollicité pour préparer le jour où, inévitablement, surviendra un conflit avec le bloc communiste.

C’est dans ce cadre que Morlanne va tout d’abord envoyer certains de ses meilleurs éléments à l’étranger afin qu’ils y réalisent ce qu’on appelle des dossiers d’objectif. Autrement dit, il s’agira pour eux de repérer la localisation et la configuration des usines d’armement, des routes, des ponts et des tunnels les plus importants ainsi que d’éventuelles zones de largage, autant d’informations qui pourront s’avérer très précieuses si l’armée française doit un jour se projeter dans ces zones. Pendant plusieurs mois, Robert Maloubier va ainsi parcourir l’Autriche tandis que René Bichelot sera formé pour faire de même en Roumanie[26]. Morlanne va aussi envoyer des hommes à lui sur plusieurs points chauds de la planète afin qu’ils lui servent d’observateurs. Placés sous la bannière de l’ONU, Obadia et Chaumien se rendront ainsi au Proche-Orient (1948-1949) tandis que Joël Le Tac, Gildas Lebeurier et André Pralon partiront pour leur part en Corée (1952-1953).

A la demande du SDECE, les pilotes de « Vaucluse » vont assurer de discrètes missions d’observation aérienne. Régulièrement, ils vont donc quitter leur base de Persan-Beaumont pour effectuer ce que l’on appelle des « rotations ». Il s’agira en l’occurrence de faire le tour de la Méditerranée en passant successivement par Istres, Rome, Athènes, Istanbul, Rhodes, Beyrouth, Le Caire, Tripoli, Tunis, Alger et Istres avant de revenir ensuite à Persan. Évidemment, à chaque fois qu’ils vont longer l’Albanie, la Yougoslavie et la Bulgarie, les pilotes en profiteront pour se laisser discrètement dériver le long des frontières afin de réaliser des campagnes de photographies aériennes[27].

Le SA se voit aussi fréquemment invité à venir faire la démonstration de son savoir-faire en matière de guerre spéciale devant les responsables de l’état-major. Dès le mois de septembre 1947, Maurice Geminel emmène ainsi ses hommes en Autriche afin de les faire participer aux manœuvres militaires organisées par le commandement des forces françaises d’occupation. En 48 heures, 25 équipes de 6 hommes du 11-BPC vont s’attaquer aux postes de commandement et parvenir à couper toutes les liaisons radio de la brigade de chasseurs alpins qu’on leur avait désignée comme cible[28]. Le bataillon va ensuite se rendre dans le Palatinat pour participer à des exercices du même genre aux côtés des Alliés, toujours avec le même succès.

Mais le « clou du spectacle » se produit lorsque les hommes du « 11 » sont conviés à participer aux grandes manœuvres organisées par l’état-major français près d’Innsbruck entre le 18 et le 31 août 1948. Avec seulement quatre équipes de cinq hommes mais en multipliant toutes les audaces, les troupes de Godard et de son adjoint Rioual vont réussir à perturber les déplacements de tout un corps d’armées. Le visage passé au charbon, ils vont attaquer les convois pendant qu’ils se ravitaillent en essence, couper les lignes électriques et téléphoniques, organiser de faux barrages, placer de faux panneaux d’indication le long des routes, etc. Ils parviendront même à prendre en embuscade le véhicule du général Revers en personne ! Au total ; 2 PC neutralisés, 1 escadron de chars stoppé, 3 ponts détruits et 6 embuscades réussies, soit 17 actions de combat victorieuses[29].

. Ambitions et déconvenues de l’opération Minos

Le SA va également s’impliquer dans une autre mission nettement plus inspirée de la stratégie du roll-back que de celle du containment. En effet, il s’agira cette fois-ci d’infiltrer directement des agents de renseignement en zone soviétique !

En fait, la première initiative de ce genre est venue encore une fois des Britanniques qui, très clairvoyants, avaient compris dès 1943 que l’URSS deviendrait le nouvel ennemi de l’Occident une fois l’Allemagne vaincue, une prédiction qui ne fera que se confirmer par la suite.

Dès l’été 1945, et alors que la méfiance ne cesse de croître entre les anciens alliés, Européens de l’Ouest et Américains commencent à réaliser que les zones nouvellement occupées par les Soviétiques sont en train de devenir de véritables « trous noirs » pour leurs services de renseignement. Les réseaux d’informateurs dont ils disposaient jusque-là sont démantelés les uns après les autres. Contraints de demeurer dans un périmètre de 30 km autour de leur lieu de travail, leurs diplomates sont systématiquement placés sur écoute et suivis par une escorte de policiers ou de mouchards dès qu’ils quittent leurs bureaux ou leurs logements de fonction. Malgré la protection consulaire dont ils bénéficient, certains officiers traitants sont brutalement arrêtés, interrogés, détenus et parfois même assassinés. Autant dire que les habitants, qui pour leur part ne bénéficient d’aucune sécurité, ne se bousculent pas pour offrir leur aide aux services de renseignements étrangers (bien que généralement ils haïssent les nouveaux régimes de toutes leurs forces). Très souvent, ceux qui accepteront de travailler pour les Occidentaux se révèleront des agents doubles.

Impossible dès lors de connaître les intentions des dirigeants communistes, de comprendre leur stratégie ou encore de mesurer concrètement le pouvoir de nuisance de leurs forces armées. Toute évaluation précise de la menace devient ainsi problématique. Or, et au même moment, des émigrés ayant réussi à passer à l’Ouest vont apprendre aux services de renseignement occidentaux que des groupes de partisans antisoviétiques se sont constitués dans certaines zones et que leurs actions posent parfois de réelles difficultés aux forces de sécurité locales[30].

Cette conjonction d’éléments finit par convaincre les Britanniques que le temps est venu d’agir. A partir du mois d’octobre 1945, ils vont ainsi commencer à infiltrer des agents dans les Pays Baltes dans le cadre des opérations « Jungle » puis « Tilestone »[31]. Le but de ces équipes consistera à analyser l’évolution de la situation politique mais aussi à observer les installations militaires ainsi que les mouvements de troupes afin de pouvoir anticiper une éventuelle offensive. La brutale dissolution du SOE, intervenue en juin 1946, ne va pas interrompre longtemps la conduite de ce dossier jugé prioritaire et qui sera donc vite repris en main par le SIS. C’est d’ailleurs ce dernier qui va choisir d’étendre ces missions d’observation à l’Albanie en lançant l’opération « Valuable » en 1947.

D’abord bloquée par la frilosité de ses politiciens, la CIA finit par obtenir, grâce à la directive NSC 10/2 promulguée le 18 juin 1948, la possibilité de pouvoir mener elle aussi des actions clandestines contre l’URSS. Cette nouvelle donne va lui permettre de lancer l’audacieuse opération « Redsox/Redcap » (avril 1949), qui sera déclinée en plusieurs volets dédiés respectivement à l’Albanie (BG-Fiend), la Roumanie (QK-Broil), la Bulgarie (BG-Convoy/QK-Stair) et les Pays Baltes (AE-Freeman/Aechamp/Aeroot/Aecob), mais aussi à l’Ukraine (AE-Carthago/Aerodynamic), la Biélorussie (AE-Quor) et même la Russie (QK-Droop/AE-Saurus). La CIA va réaliser ses premiers parachutages d’agents clandestins au cours du mois de septembre 1949[32].

Quant au SDECE, il n’aura pas attendu la mise en place de ce vaste plan pour jouer sa propre partition. Dès 1947, par l’intermédiaire de Raymond Schmittlein (1904-1974), directeur général des affaires culturelles au sein du commissariat français en Allemagne, les Français ont ainsi pu nouer des contacts avec certains opposants d’Europe de l’Est comme les Lituaniens Jonas Kukauskas, Balys Bedarfas et Jonas Kuptas. En septembre 1948, ils ont également passé une convention avec des opposants tchèques en exil afin qu’ils puissent retourner clandestinement dans leur pays pour y implanter des réseaux de renseignement[33].

Sollicité par les Anglo-Américains, le SDECE va ensuite accepter d’apporter sa contribution au programme Redsox. A la demande de Ribière et Fourcaud (pour une fois d’accord), Morlanne va même s’envoler pour Londres afin d’aller négocier directement avec les Alliés les détails de la participation française. Arrivé au siège du SIS, 54th Broadway Street, il aura de longs échanges avec ses homologues britanniques et américains du MI-6 et de la CIA. Ne disposant pas des moyens aériens suffisants pour parachuter lui-même les agents, le SDECE va accepter de laisser les Américains gérer directement cet aspect des choses[34]. En revanche, il tiendra à assumer lui-même le recrutement et l’instruction des agents tout en cogérant leur suivi une fois qu’ils seront parvenus sur zone. C’est ainsi que va naître l’opération MINOS, qui va se poursuivre durant près de cinq ans[35].

Comme les Britanniques et les Américains, les Français ont choisi de ne pas utiliser leurs propres agents pour mener ces missions extrêmement périlleuses. Ils vont donc recruter des citoyens étrangers choisis parmi les réfugiés ayant dû fuir devant l’arrivée des Russes en 1944 et 1945. Beaucoup de ces Displaced Persons (DP) ont activement combattu aux côtés des Allemands pendant la guerre, ils connaissent donc très bien leur futur terrain d’action et disposent déjà d’une certaine expérience de la guerre et de la clandestinité. Comme ils appartiennent souvent à des groupements politiques vigoureusement anti-communistes, cela garantit (à priori) leur motivation et diminue (théoriquement) le risque d’infiltration[36]. Parmi ceux que le SDECE va recruter, on va ainsi retrouver des Lituaniens du VLIK (« Comité suprême de Libération de la Lituanie »), des Serbes appartenant au réseau de Dragan Mihajlo Sotirovic (alias « Jacques Roman », 1913-1987), des Tchécoslovaques liés aux généraux Cenek Kudlacek (1896-1967) et Sergej Ingr (1894-1956), mais aussi des Polonais, des Roumains, des Hongrois et des Bulgares.

Conformément aux règles en usage dans les services spéciaux, Ribière et Fourcaud vont établir un strict cloisonnement des tâches entre les différents services chargés de « Minos ». C’est aux agents du contre-espionnage qu’il appartiendra ainsi de se rendre dans les camps de réfugiés afin de sélectionner les volontaires. Leurs confrères du SA viendront ensuite les rejoindre afin d’effectuer un second tri à partir de critères physiques. Les recrues ayant franchi avec succès ces deux examens seront ensuite amenées en France afin d’y être formées. Pour tout ce qui touche à cet aspect, le SA sera seul à la manœuvre et Morlanne va donc devoir faire appel à ses meilleurs hommes : Robert Maloubier, Marcel Chaumien, René Obadia et René Bichelot bien sûr, mais aussi Marcel Pellay (« Paquebot »), Joël Le Tac, Pierre-Alexandre Thébault (« Pat »), Edouard Przybylski, Christian Longetti, Aldo Boccone ou encore Raymond Laverdet (« Legall »)[37]. Le premier de cette liste a livré un témoignage capital sur cette aventure, aussi nous contenterons-nous d’en résumer le contenu.

C’est aux abords du bois de Boulogne qu’il vient généralement récupérer ses « clients » comme il les appelle. S’il les a parfois déjà croisés en Allemagne, il ignore tout d’eux hormis leurs pseudonymes et n’en apprendra d’ailleurs jamais plus. Il les conduit alors vers le centre « Aude », une grande bâtisse située rue de Tourville, à Saint-Germain-en-Laye[38]. C’est là en effet que Morlanne a décidé d’implanter un prétendu Centre d’Instruction des Réservistes Volontaires Parachutistes, le CIRVP. Ce nom passe-partout (qui, on l’a vu, resservira au moment de la création de Cercottes) est en réalité une couverture qui doit permettre de justifier les fréquents mouvements de civils et de militaires. Pour parfaire son camouflage, Morlanne va obtenir de son amie, la baronne de Vendeuvre, qu’elle transporte chaque week-end rue Tourville un groupe d’infirmières de l’armée de l’air venues assurer très officiellement leur formation physique (avec le même objectif il fera également venir des groupes de scouts).

Soucieux comme à chaque fois de tout contrôler, Morlanne viendra s’installer au rez-de-chaussée de la bâtisse avec femme et enfants ! Et tandis que les instructeurs occuperont le 1er étage, les pièces du second seront aménagées afin de servir de salles de cours, de local radio, d’espace de stockage et de magasin d’armement. L’intendance sera assurée par un certain Ludwig, un légionnaire en retraite qui fera également office de gardien et de (mauvais) cuisinier. Un parcours du combattant sera implanté dans le parc attenant à la maison.

C’est à Saint-Germain-en-Laye que, pendant quatre à douze semaines, les « clients » vont se voir enseigner les rudiments de la guerre subversive : utiliser un émetteur-récepteur, coder ses messages, manier des explosifs, lire des cartes, crocheter une serrure, tirer de façon instinctive, combattre à main nues, etc. Pour ce qui concerne leur formation parachutiste, ils seront généralement transportés à bord de camionnettes banalisées et sans fenêtre jusque sur des terrains agricoles situés aux abords de la région parisienne ; à Saint-Quentin (Aisne), Roye (Somme), Rosières-en-Santerre (Somme) ou Dreux (Eure-et-Loir). En avril 1953, Chaumien va emmener une équipe roumaine jusqu’au Mont-Gerbier-de-Jonc pour y effectuer des sauts d’entraînement ainsi que des marches d’orientation. En revanche, Morlanne interdira formellement à tout étranger de pénétrer sur la base de Cercottes (21 décembre 1951)[39].

Une fois considérés comme prêts, les « clients » sont finalement ramenés au bois de Boulogne afin d’être remis au service de la recherche qui se chargera de les briefer sur leurs futures missions. Si les archives concernant l’opération « Minos » n’ont pas encore été déclassifiées, on connait cependant le nom de plusieurs des équipes formées par le SA, par exemple « Jacques » en novembre 1951 (Roumains), « Robert » en octobre 1952 (Roumains), « Triton » (Tchèques) en janvier 1953 ou encore « Pascal » (Roumains) en avril 1953.

Convoyés vers les aérodromes de Lahr en RFA et d’Innsbruck en Autriche, ces agents vont être pourvus de tout ce qu’il faut pour conduire une mission d’une telle nature : vêtements, nourriture, argent, postes radio et cartes topographiques, mais aussi divers gadgets comme des appareils photos miniatures (de type Minox A), des boussoles dissimulées dans des boutons, des scies camouflées dans un peigne, un stylo pouvant servir de pistolet ou encore les tampons nécessaires pour réaliser de faux papiers (soit près de 40 kg d’équipement)[40]. Ils seront ensuite parachutés de nuit dans leurs pays d’origine.

L’historien Gaston Erlom (un pseudonyme) a écrit le premier ouvrage en langue française consacré à « Minos ». Il s’est beaucoup appuyé sur les données obtenues grâce à l’ouverture des archives des anciens pays du bloc de l’Est. Au final, il estime que, si le SDECE n’a sans doute pas parachuté directement ces équipes, il est cependant très probable qu’il a supervisé de nombreuses infiltrations pédestres effectuées à travers le rideau de fer, notamment à la frontière germano-tchécoslovaque[41]. Selon lui, le chiffre de « plusieurs centaines » d’agents évoqués dans la littérature spécialisée est grossièrement surévalué, la réalité étant sans doute plus proche de deux cents, dont seule une partie (une quarantaine ?) serait passée par le SDECE.

Toujours est-il que l’immense majorité de ces hommes vont être arrêtés dès leur arrivée sur zone tandis que d’autres tiendront certes plus longtemps mais finiront également par être abattus ou capturés. Faute de résultat, l’opération « Minos » sera d’ailleurs interrompue sine die en septembre 1954 et, tout comme ses contreparties américaines et britanniques, les opérations Redsox et Valuable, elle sera considérée comme un sérieux échec[42].

Depuis lors, bien des explications ont été avancées pour expliquer ce naufrage. Des rumeurs ont notamment couru au sujet d’une éventuelle trahison interne. Celle qui s’est produite chez les Anglo-Saxons est bien connue puisque l’on sait (presque) tout à présent du rôle joué par le fameux Kim Philby (1912-1988)[43]. Mais on a aussi évoqué une trahison commise au sein des services spéciaux français. On a par exemple pointé du doigt François Bistos (alias « colonel Franck »), Léonard Hounau ou encore René Bertrand (alias « Jacques Beaumont »), qui ont détenu d’importantes responsabilités au sein de « Minos »[44]. D’autres ont mis en avant la responsabilité d’un aviateur de l’escadrille Vaucluse, un ancien de Normandie-Niemen, qui aurait été recruté pendant la guerre par les services soviétiques[45]. Quelques-uns cependant ont refusé de croire à une trahison interne et préféré faire porter la responsabilité sur les organisations politiques auxquelles appartenaient la plupart des réfugiés, car celles-ci auraient été littéralement truffés d’agents doubles à la solde de Moscou[46]. Aucune preuve décisive n’ayant été apportée, le mystère demeure toujours entier.

Gaston Erlom, sans réfuter la possibilité d’une trahison, tient aussi à mettre en avant les nombreuses erreurs commises par les services occidentaux dans la conduite de ces missions. Les hommes choisis n’étaient pas toujours suffisamment bien préparés tandis que les différents services ayant assuré leur prise en charge n’étaient pas assez cloisonnés. Mais le plus grave est sans doute que les Occidentaux ont lourdement sous-estimé les capacités et l’efficacité des organes de répression soviétique. Surveillance policière constante, primes à la délation, déportations massives des populations considérées comme susceptibles de fournir une aide aux insurgés, infiltration tous azimuts des mouvements de résistance, retournement des agents parachutés et même création de faux-maquis, Moscou n’a reculé devant aucun moyen pour éradiquer les « Frères de la forêt ».

Toujours est-il que les conséquences de ces erreurs ont été tragiques et qu’il y a lieu de s’incliner devant le triste destin de ces hommes qui, dans la fleur de l’âge, ont été envoyés vers une mort certaine. La plupart ont d’ailleurs été réhabilités depuis la chute du système communiste et certains sont désormais considérés comme des héros dans leurs pays respectifs, à l’instar de l’Albanais Hamit Matjani (1910-1954) ou encore du Lithuanien Juozas Luksa-Daumantas (1921-1951), qui avait d’ailleurs accompli des stages auprès du SA (août 1948 – mars 1949) avant d’être ensuite confié à la CIA[47].

Suite : Le colonel Morlanne (VI) : le SA dans la décolonisation


Notes :

[1] Les premières étapes de la guerre froide sont bien connues : en février 1946, George Kennan, diplomate américain en poste à Moscou, adresse à sa hiérarchie un rapport très détaillé dans lequel il pointe la nature foncièrement agressive et totalitaire de l’URSS. Ses recommandations rejoignent d’ailleurs celles des « faucons » de l’administration Truman : James Forrestal et Dean Acheson. En mars 1946, Winston Churchill prononce à Fulton (Missouri) un fameux discours où il dénonce l’imposition de régimes fantoches dans toute l’Europe de l’Est. En décembre 1946, les Américains étant parvenu à casser les codes soviétiques dans le cadre du programme Venona, ils se rendent compte de l’ampleur de l’espionnage dont ils ont fait l’objet depuis 1940. Le 11 mars 1947, le président Truman énonce sa nouvelle politique qui visera à endiguer (Containment), partout où cela sera possible, la progression du communisme. Le 12 mars 1947, les communistes perdent leurs postes gouvernementaux en Belgique, idem le 5 mai en France et le 31 mai en Italie. Le 11 juin 1948, le vote de la résolution Vandenberg par le Congrès autorise le gouvernement américain à nouer des alliances militaires avec d’autres Etats même en temps de paix. En juin 1948, les Occidentaux réagissent avec vigueur au blocus de Berlin, qu’ils parviendront effectivement à briser en mai 1949. En octobre 1949, Américains et Britanniques achèvent d’écraser la rébellion communiste en Grèce, empêchant ainsi ce pays de basculer dans le camp ennemi. Autre date importante et plus rarement citée, le 1er juillet 1949, lorsque le pape Pie XII prononcera l’excommunication de tous les catholiques membres d’un parti communiste.

[2] L’arrestation d’Henri Martin, survenue le 14 mars 1950, donnera beaucoup de retentissement à l’action menée par le PCF afin de saper l’effort de guerre français en Indochine.

[3] En septembre 1947, lors de la conférence des partis communistes organisée à Szklarska Poreba, en Pologne, les dirigeants soviétiques vont très vertement reprocher aux responsables français de ne pas s’être montrés assez combattifs à l’égard de leurs adversaires. Jacques Duclos, qui parviendra de justesse à sauver sa tête, reviendra donc de Pologne plus décidé que jamais à s’opposer au gouvernement. C’est à l’occasion de cette réunion que sera formulée la fameuse doctrine Jdanov prônant une lutte à outrance contre le camp occidental accusé d’impérialism. C’est là aussi que sera mis en place par le Kominform, la nouvelle Internationale communiste (avatar du Komintern, dissous pour des raisons tactiques en mai 1943).

[4] Rioux, Jean-Pierre : La France de la Quatrième République, tome 1, L’Ardeur et la Nécessité, « Nouvelle histoire de la France contemporaine » no 15, Seuil, Paris, 1980, rééd. 2000, p. 175.

[5] Faligot & Krop, 1985, p. 31 ; Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 84.

[6] Faure, 2004, p. 215. En novembre 1947, deux compagnies de CRS, accusées de complaisance face aux émeutiers marseillais, seront purement et simplement dissoutes. D’autres le seront ailleurs en France.

[7] Bergot, 1986, p. 43. A l’occasion des élections municipales d’octobre 1947, le commandant Aussaresses va détacher la moitié de son unité pour assurer le service d’ordre dans les meetings du RPF, le parti gaulliste (Faure, 2004, p. 214 ; Maloubier, 2013, p. 27). Aussaresses connaissait déjà très bien Jacques Foccart pour avoir été associé avec lui lors de l’opération « Vicarage » montée par la DGER dans le but de libérer les prisonniers français en Allemagne. Les deux hommes avaient aussi travaillé ensemble au moment de la liquidation des réseaux Action. Le 27 juillet 1947 à Rennes, le général de Gaulle va prononcer un discours très offensif contre le PCF, sans doute le plus dur de sa carrière sur ce thème, fustigeant ceux des Français qui se sont mis au service d’une « grande puissance slave » dont les divisions blindées ne sont pourtant qu’à « deux étapes du tour de France cycliste ». Dans plusieurs villes et notamment à Grenoble, des affrontements entre militants communistes et gaullistes feront plusieurs blessés graves.

[8] Aussaresses, 2001, p. 198 et fond d’Henri Noireau au SHD.

[9] Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 76. Cela n’empêchera pas les parachutistes d’échanger quelques coups de feu avec un responsable cégétiste local (Bergot, 1986, p. 53-55).

[10] Bergot, 1986, p. 57.

[11] Bergot, 1986, p. 58-59.

[12] Faligot & Krop, 1985, p. 67 ; Bergot, 1986, p. 56.

[13] Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 85.

[14] Faure, 2004, p. 207 ; Arboit, 2014, p. 321. En fait, la première initiative prise de ce genre est sans doute venue de De Gaulle lui-même. Il est en effet très probable que les anciens fonds du BCRA qui avait été dissimulés par le colonel Passy dans diverses banques britanniques (des fonds dont la découverte provoquera l’arrestation de Passy en mai 1946 et le suicide le 26 juillet de son ancien adjoint, le capitaine André Lahana) l’ont été afin de constituer une réserve financière en cas de putsch communiste

[15] Faligot & Krop, 1985, pp. 84-87. Parmi les anciens agents français du SOE recontactés par les Britanniques se trouvaient notamment Roger Aurouet ainsi que le fameux Henri Déricourt (Arboit, 2014, p. 322).

[16] Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 86-88 ; Arboit, 2016, p. 9. C’est Jacques Robert, un ancien résistant employé des Champagne Mercier, qui, pressenti pour rejoindre le « complot », en informera son ami François Thierry-Mieg, qui de son côté s’empressa de prévenir Pierre Fourcaud.

[17] Faure, 2004, p. 213, 215 ; Arboit, 2014, p. 321.

[18] Faligot & Krop, 1985, pp. 88-90 ; Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 84-85 ; Arboit, 2016, p. 11. Notons aussi que, dès 1948, la DST constitua elle-aussi son « stay-behind », le réseau « Smala ».

[19] La plupart des cadres de l’opération « Rose des vents » appartenaient au Service 25 2/4 qui avait été désigné comme l’organe pilote (Faligot & Krop, 1985, p. 90). Beaucoup de volontaires seront choisis au sein de milieux marqués à gauche mais il semble bien que l’opération ait aussi permis de « blanchir » quelques figures de la collaboration (Paul Touvier et Henri Martin notamment mais peut-être aussi René Bousquet).

[20] Arboit, 2016, p. 13.

[21] Arboit, 2016, pp. 11-12.

[22] Arboit, 2016, p. 12-13.

[23] Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 85.

[24] Arboit, 2016, p. 9.

[25] En 1958, à l’initiative du pouvoir gaulliste, le réseau de la Rose-des-Vents sera mis en sommeil et tous les postes radio seront récupérés par le SA pour être stockés au fort de Noisy (Arboit, 2014, p. 322). A une époque où le gouvernement s’apprêtait à engager l’Algérie sur une autre voie, il avait en effet paru préférable de neutraliser préventivement des hommes qui auraient pu devenir des menaces. En outre, la France s’apprêtait à détenir l’arme nucléaire, si bien que l’éventualité d’une occupation soviétique devenait beaucoup plus improbable.

[26] Maloubier, 2013, p. 29.

[27] Témoignage du général Christienne au SHD.

[28] Aussaresses, 2001, p. 193 ; Sassi, 2009, p. 188.

[29] Bergot, 1986, p. 15-18, 50-51.

[30] Erlom, 2020, p. 227.

[31] Erlom, 2020, p. 240.

[32] Erlom, 2020, p. 229. La CIA disposait alors de deux structures parallèles (et parfois concurrentes), l’Office of Special Operation (OSO), chargée du recueil du renseignement et dont le chef était le général Willard Wyman, et l’Office of Policy Coordination (OPC) de Frank Wisner, qui était chargée des opérations clandestines (Covert Operation). Ces deux structures vont fusionner par étapes entre 1950 et 1952 afin de constituer le directorat des opérations de la CIA. On connait le nom de certains des principaux cadres de Redsox, en particulier Harry Rositzke (chef de la division soviétique de l’OSO entre 1946 et 1951), Peer De Silva (chef de la division soviétique de l’OSO puis de la CIA de 1951 à 1955) ou encore Charles Katek (chef de station à Munich).

[33] Arboit, 2014, p. 309. 

[34] Maloubier, 2013, p. 46. Gaston Erlom est d’accord sur ce point (2020, p. 260).

[35] MINOS pour « Matériel d’Information Normalisée pour les Opérations Spéciales ». Ont notamment participé à l’opération : René Bertrand (alias « Jacques Beaumont », 1914-1983), Jacques Pomes-Barrère (1902-1986), Ferdinand-Otto Mischke (1905-1992) et François Thierry-Mieg (1908-1995)(Faligot & Krop, 1985, p. 101 ; Maloubier, 2013, p. 45-46).

[36] Erlom, 2020, p. 325-327.

[37] Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 137.

[38] Morlanne avait réussi à récupérer cette grande bâtisse qui servait jusque-là d’annexe à un ministère (Maloubier, 2013, p. 53). D’autres sites seront également utilisés : Neuilly-sur-Seine, Longjumeau, le château de Voisin à Gazeran (centre 28), Vaudreuil, Enghien-les-Bains, Luzarches, etc. (Erlom, 2020, p. 350).

[39] Erlom, 2020.

[40] Erlom, 2020, pp. 346-347.

[41] Ce sera notamment le cas pour les agents tchèques Radomir Luza (1922-2009) et Jan Kral (1924-1954). Si Luza parviendra à survivre à l’aventure, ce ne sera pas le cas pour Kral. Recruté par le SDECE au début de 1951, il parvint à s’infiltrer à pied en Tchécoslovaquie au cours de l’été 1951 mais mourra le 16 octobre 1954, après s’être pris dans un fil électrique alors qu’il tentait de revenir vers l’Ouest en passant par la RDA.

[42] D’après Faligot & Krop (1985, p. 107), un agent polonais parachuté en novembre 1952 aurait même été relâché à dessein par les Soviétiques en 1954. Arrivé à Mortier, il demanda à voir Morlanne et lui fit savoir que le KGB connaissait tout de Minos et qu’il ne servait donc à rien de poursuivre ces opérations. Après 1955, les services de renseignement cesseront effectivement de vouloir infiltrer des agents dans l’espace soviétique. En revanche, ils développeront de vastes programmes de surveillance technologique (avions U2, satellites espions CORONA, interceptions radioélectriques à grande échelle dans le cadre de l’extension du traité UKUSA, etc.). Ils bénéficieront aussi du passage à l’Ouest d’un nombre toujours plus grand de transfuges mais également des facilités offertes par la libéralisation (relative) du régime soviétique après la mort de Staline, ce qui permettra à des HC de voyager à travers le pays.

[43] Recruté par les Soviétiques dès 1930, Harold « Kim » Philby avait d’abord été l’un des responsables du contre-espionnage au SIS (septembre 1941) avant de devenir chef de poste à Istanbul (février 1947 – septembre 1949) puis le représentant du SIS auprès de la CIA à Washington (octobre 1949 – mai 1951). En raison des suspicions qui pesaient déjà sur lui, il sera finalement rappelé au Royaume-Uni et n’occupera plus de poste stratégique (il finira par faire défection en novembre 1962). La plupart des parachutages d’agents à l’Est ayant eu lieu entre l’été 1951 et l’été 1953, à un moment où Philby n’était donc plus en fonction, il apparait un peu facile de lui imputer toutes les arrestations.

[44] Faligot & Krop, 1985, p. 289 ; Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p. 275. On parlera aussi de la secrétaire de Georges Black, le chef du service du déchiffrement, qui sera accusé d’être une taupe soviétique (Faligot, Guisnel & Kauffer, op cit. p. 126). Pour sa part, Marcel Chaumien était convaincu que la trahison venait du SA et peut-être de « Vaucluse » (Faligot, Guisnel & Kauffer, op. cit. p. 138).

[45] Arboit, 2014, p. 314. Cet officier travaillera ensuite pour les Roumains du réseau Caraman, ce qui le conduira au suicide lorsque la DST viendra l’arrêter en 1969 (Erlom, 2020, p. 322). Il pourrait aussi avoir été liquidé discrètement.

[46] A l’instar de Frantisek Klimovic, un agent du STB infiltré au sein des organisations anti-communistes implantées à Vienne.  Son action permettra aux services tchécoslovaques d’arrêter près de 500 personnes liés aux réseaux français (Faligot, Guisnel & Kauffer, 2012, p.). On a aussi reproché aux réfugiés d’avoir fait preuve d’un manque coupable de discrétion (Faligot & Krop, 1985, p. 104).

[47] En Europe de l’Est, les insurrections anti-communistes seront à leur apogée entre 1945 et 1947 mais finiront par décliner ensuite peu à peu sous le poids de la répression pour s’éteindre finalement au milieu des années 1950. Plusieurs résistants vont cependant faire preuve d’une résistance et d’une volonté suffisamment farouches (tout en ayant aussi beaucoup de chance) pour tenir beaucoup plus longtemps, qu’il s’agisse de l’Ukrainien Petro Pasichny (abattu en 1960), du Polonais Jozef Franczak (abattu en 1963), du Lituanien Pranas Koncius (abattu en 1965), du Tchétchène Khasukha Magomedov (abattu en 1976), du Roumain Ion Gavrila Ogoranu (arrêté en 1976) ou encore de l’Estonien August Sabbe (tué en 1978).

Crédit photographique : la fosse n°3 de Noeux-les-Mines, l’un des sites sécurisés par le 11e choc en 1948 [Édition Frère-Laronde à Nœux-les-Mines, image scannée et modifiée par JÄNNICK Jérémy, Public domain, via Wikimedia Commons]

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