Le Grand Askya et l’empire africain des Songhay (I)

L’Askya Muhammad (m. 1538) fut, et de loin, le plus grand des souverains africains de son temps. Bien moins connu que Charles Quint, Henri VIII, François Ier ou Soliman le Magnifique, ses illustres contemporains, il connaîtra pourtant lui aussi le succès des armes et parviendra à placer sous son contrôle d’immenses territoires. Son histoire a été retracée dans deux récits qui lui sont à peine postérieurs, le Ta’rikh al-Fattash, initié par Mahmud Kati (m. 1593) et le Ta’rikh as-Sudan d’Abd ar-Rahmad as-Sa’di (m. 1656). Écrivant en langue arabe, ces deux auteurs ont longuement évoqué ses guerres et ses qualités d’homme politique, mais ils ont jugé de son action à travers le prisme assez étroit qui était le leur, à savoir celui des juristes malékites de Timbuktu. Or, les travaux modernes ont su à la fois rehausser la place des sources orales mais aussi le rôle de l’économie et celui des mentalités. Grâce à eux, il est désormais possible de tracer un portrait beaucoup plus précis, plus complet et surtout plus vivant, non seulement de l’Askya lui-même, mais aussi de ce que furent les sociétés africaines au temps du dernier des grands empires sahéliens.

. La geste des Songhay

Divisée en plusieurs dialectes (dont le zarma est de loin le plus répandu), la langue Songhay est actuellement parlée par plus de quatre millions de personnes réparties à la fois au Mali et au Niger, principalement le long du cours moyen du fleuve Niger. Malgré les efforts répétés des linguistes, elle n’a pas encore pu être rattachée à une famille de langues. Si la plupart voient en elle un idiome nilo-saharien (comme le kanouri), d’autres la disent nigéro-congolaise (à l’instar des langues Mandé, comme le Soninké ou le Bambara). Quelques-uns enfin y voient une forme de créole élaborée sur une base berbère.

Quant à la question des origines du peuple Songhay lui-même, elle se perd dans un passé très lointain et, en l’absence de véritables données paléogénétiques, il semble bien difficile de pouvoir encore y répondre. Divers indices laissent cependant penser que l’ethnogenèse des Songhay a été le résultat d’un processus essentiellement politique. Autrement dit, les Songhay actuels sont les descendants de groupes ethniques très divers mais qui ont été réunis de longue date sous l’autorité d’une élite politique dont ils ont peu à peu adopté la langue.

Le Tarikh as-Sudan ne fait que reprendre un vieux mythe local lorsqu’il attribue la naissance de ce premier Etat Songhay à un certain Za al-Ayaman. Venu du lointain Yémen, ce dernier serait parvenu  un jour sur les bords du Niger. Ayant constaté que les habitants des lieux étaient victimes des sortilèges d’un terrible poisson fétiche, il entreprit de les aider. Habile et courageux, il parvint à tuer le monstre d’un coup de harpon et, en récompense, les Songhay le reconnurent comme leur chef1. Za al-Ayaman s’installa alors à Kukya-Bentya, l’une des îles du fleuve, dont il fit sa capitale. Son fils lui succéda après sa mort, donnant ainsi naissance à la dynastie des Dia. Le 15ème représentant de cette lignée, un certain Dia Kossoy, aurait vécu vers l’an 1000. Il fera entrer l’histoire de son peuple dans une nouvelle ère en décidant à la fois de se convertir à l’islam et de quitter Kukiya-Bentiya pour s’installer à 140 km plus au nord, dans l’actuelle ville de Gao (Kawkaw)2.

Pendant longtemps, le royaume des Dia de Gao n’eut qu’une taille relativement modeste et, en l’an 1325, il finit même par tomber sous la domination de l’empereur des Mandingues du Mali, le fameux Kanka Musa (m. 1332). Ce dernier utilisa alors les compétences d’un architecte andalou pour y faire bâtir une grande mosquée qui existe encore aujourd’hui. En 1337 cependant, deux princes songhay, Ali Kolen et Sulayman Nar, parvinrent à s’échapper de la captivité dans laquelle les avaient placés les souverains du Mali. Après être revenus à Gao, ils en chassèrent les Mandingues et fondèrent une nouvelle dynastie, celles des Sonny (ou Sy, ou Shy).

Celle-ci allait atteindre son apogée entre 1464 et 1492, sous le règne de Sonni ‘Ali, dit « ‘Ali le Grand » (Ali Ber). Personnage haut en couleur, ce dernier poursuivit une vigoureuse politique expansionniste, ce qui l’amena à s’emparer successivement de Timbuktu (qu’il parvint à reprendre aux Touaregs en janvier 1468) et de Djenné (1473). Il s’en prit également à ses voisins, les Mossi du Yatenga et les Peuls du Gourma ainsi qu’aux royaumes orientaux de Dendi et de Borgou.

Or, parmi les officiers qui accompagnaient Sonni ‘Ali, figurait notamment un certain Muhammad Sylla, un homme dont le souverain ne pouvait pas savoir qu’il finirait un jour par lui succéder sur le trône de ses ancêtres.

. Le militaire

Les sources anciennes se sont souvent contredites lorsqu’elles ont tenté d’établir ce qu’il en était des origines de Muhammad. Si la plupart s’accordent pour le faire naître vers le milieu du 15ème siècle de l’ère chrétienne et pour le présenter comme le fils d’un certain Bubakar (en arabe Abu Bakr), elles n’ont pas pu déterminer le peuple auquel appartenait ce dernier. Ainsi, certains ont voulu voir en lui un pur Songhay, d’autres un Arabe, un Haoussa, un Berbère ou bien encore un Toucouleur. Reprenant le dossier, le professeur Yves Person a démontré qu’il s’agissait selon toute vraisemblance d’un chef Soninké dénommé Bubakar Sylla mais que l’on appelait aussi Arlûm. Dans ce cas, le nom de Bubakar Touré (ou Turi) que lui ont donné certaines sources aurait tout simplement voulu dire « originaire du pays de Toro », autrement dit de la région qui borde le cours moyen du fleuve Sénégal, sans doute dans les environs de l’actuelle ville de Kaédi. Quant à la question de savoir comment le fils de ce chef Soninké a pu se retrouver à la cour de Gao, elle demeure un mystère. Avait-il été fait prisonnier ou bien y était-il venu de son plein gré, et dans ce cas, était-il un diplomate, un mercenaire, un chef religieux ? Faute de source, il n’est pas possible de le déterminer.

La tradition orale des Songhay présente quant à elle une version différente. D’après ses dires, Muhammad aurait été le fils d’une princesse songhay dénommée Kassaye, l’une des deux sœurs de Sonni ‘Ali. Comme ce dernier avait découvert qu’il finirait par être renversé par l’un de ses neveux, il prit l’habitude de faire tuer systématiquement tous les enfants nés de Kassaye. Or, celle-ci eut un jour une relation avec un djinn, autrement dit avec un esprit, et de cette union naquit un enfant qui reçut le prénom de Maamar (c’est-à-dire Muhammad). Afin de lui épargner le sort funeste qu’avait connu le reste de sa progéniture, Kassaye lui substitua le fils d’une de ses servantes, qui fut donc tué à sa place. Maamar grandit ainsi dans l’ignorance de sa véritable identité et, lorsqu’il finit par l’apprendre, il décida de renverser et de tuer son oncle Sonni ‘Ali.

Quoiqu’il en soit de ces questions de filiation, dès l’avènement de Sonni ‘Ali, Muhammad va devenir  l’un de ses principaux soutiens. La tradition orale affirme que l’une de ses premières fonctions consista à s’occuper des écuries de la cour, ce qui lui aurait permis de devenir au passage un excellent cavalier. Il participa ainsi à plusieurs des nombreuses campagnes militaires menées par le souverain des Songhay et se forgea au fil des années la réputation d’un chef solide et courageux. En fin de compte, Sonni décida de le nommer aux postes de Djina-Koy (chef de l’avant-garde) puis de Tondi Farma, littéralement de « gouverneur du Rocher », c’est-à-dire des régions d’Hombori et de Bandiagara. A ce titre, Muhammad eut pour mission de tenir en respect les Dogons et surtout les redoutables Mossis.

Mais si Sonni ‘Ali était certes un grand guerrier, c’était aussi un homme brutal et vindicatif. A plusieurs reprises d’ailleurs, Muhammad dut apprendre à subir ses foudres sans broncher. D’autres fois, il parvint à user de son influence pour soustraire à la colère de son souverain des individus qu’il estimait avoir été injustement condamnés à mort3.

Lorsque Sonni ‘Ali se noya en tentant de franchir avec son cheval un fleuve en crue au retour d’une campagne contre les Peuls du Gourma (6 novembre 1492 / 15 muharram 898 H), c’est d’abord son fils, Sonni Bakary Baru, qui recueillit officiellement l’héritage de son père (21 janvier 1493). Mais alors que son prédécesseur s’était contenté de louvoyer adroitement entre islam et animisme, Bakary marqua tout de suite sa ferme opposition à la religion du prophète arabe. Ce comportement souleva la colère d’une partie de ses troupes et notamment de Muhammad. Après être parvenu à rallier autour de lui les mécontents, ce dernier ne tarda pas à déclencher une révolte (février 1493).

A la suite d’une première tentative infructueuse pour s’emparer de Gao, Muhammad dut se replier non loin de là pour refaire ses forces. Malgré les appels pressants qu’il avait lancés un peu partout, seuls deux des hiérarques de l’ancien régime s’étaient ralliés à lui, à savoir son propre frère Amar, qui était alors gouverneur de Katalo, et le mansa (chef) de Koura. En revanche, il put aisément regrouper les soldats issus des clans les plus islamisés de l’armée songhay. Pendant plusieurs semaines, différents envoyés allaient faire la navette entre les deux camps en présence car la volonté de paix était réelle chez beaucoup. Mais en fin de compte, chacun des deux adversaires restant campé sur ses positions, les deux armées n’eurent plus d’autre choix que se mettre en ordre de bataille. Elles se rencontrèrent à proximité du village d’Anfao, tout près de Gao, le 12 avril 1493 (24 djumada at-thani 898 H). Le combat fut sanglant mais Muhammad, bien qu’en infériorité numérique, sortit victorieux de la rencontre tandis que son adversaire disparut dans la mêlée4. Le vainqueur entra alors dans Gao, où il reçut l’allégeance de tous les hauts fonctionnaires, chefs de clan et chefs religieux qui résidaient dans la capitale.

La légende raconte que Muhammad prit alors le titre d’Askya afin d’ironiser sur des propos tenus par les filles de Sonni ‘Ali qui, lorsqu’elles avaient appris que Muhammad aspirait à la royauté, avaient affirmé : « il ne sera pas (le roi) », ce qui en songhay se dit a si kyi a5.

Après avoir démis de leurs fonctions la plupart des gouverneurs et des ministres qui avaient servi la cause de son prédécesseur, Muhammad nomma à leur place ses propres fidèles. Des envoyés se répandirent dans toutes les provinces afin d’y proclamer le changement de régime. Puis, en guise de joyeux avènement, le nouveau prince ordonna l’affranchissement de tous ceux qu’il estimait avoir été injustement condamnés à l’exil ou réduits en esclavage au cours des deux règnes précédents.

. Le croyant

Désormais parvenu au pouvoir, Muhammad se retrouva cependant placé face à un problème de taille : son manque de légitimité ! Il ne pouvait pas en effet se revendiquer de l’illustre lignée des Sy qui avait dominé le pays depuis des siècles. Plus grave sans doute, il ne pouvait pas affirmer détenir cette puissance magique, à la fois terrible et mystérieuse, que possédaient les Sy et qui effrayait tant leurs adversaires (mais aussi leurs propres partisans). Les animistes considéraient en effet Sonni ‘Ali comme un grand magicien. Ils le disaient capable par exemple de se transformer en vautour ou de jeter des sorts à ses ennemis.

Or les animistes étaient nombreux et influents dans le peuple. A cette époque, en effet, la religion musulmane n’avait pas encore véritablement pénétré le monde rural. Arrivée du Maghreb au 8ème siècle environ (sans doute par l’intermédiaire de commerçants ibadites), elle demeurait encore le plus souvent la religion des cours royales et surtout celle des marchands. C’était donc une religion essentiellement citadine et assez largement élitiste6. Dans les campagnes, en revanche, les rites animistes du Korte, la religion traditionnelle, régnaient encore en maîtres. Là, on craignait plus que tout les génies possesseurs, les holey, et notamment ceux venus de l’eau et du ciel, les torou, auxquels on rendait un culte fervent fait de rites d’initiation et de pratiques magiques diverses.

Mais Muhammad, comme on l’a dit, n’avait pas accès à ce monde. Alors, que ce soit par conviction personnelle, par calcul politique ou bien pour ces deux raisons à la fois, il décida de s’appuyer au contraire sur la religion musulmane. Dès sa prise de pouvoir, il tint à s’afficher comme un dévot exemplaire et, tout au long de son règne, il prendra soin toujours de venir présider la prière du vendredi ou celles des deux fêtes de l’année religieuse islamique. Il fondera aussi plusieurs mosquées, dont certaines existent d’ailleurs encore de nos jours, comme à Gao (1495)7 et Agadez (1515).

Dans cette optique, Muhammad avait besoin de pouvoir s’appuyer sur les savants (‘ulama) et les juristes (fukaha) de l’islam, et en particulier ceux de Timbuktu, qui avaient été durement persécutés par Sonni ‘Ali. L’Askya estimait en effet que leur soutien était vital pour garantir sa popularité et donc la stabilité de son trône. Dès sa prise de pouvoir, il envoya un émissaire à Walata, une ville de Maurétanie où beaucoup de ces clercs s’étaient exilés vingt ans plus tôt pour fuir les persécutions du souverain songhay. L’Askya les invita alors à revenir le plus rapidement possible à Timbuktu. Pour les convaincre, il leur garantit la sécurité de leurs personnes et la restitution de tous les biens qui leur avaient été confisqués. Trop heureux de pouvoir enfin revenir chez eux après ce long et âpre exil, tous les savants acceptèrent l’offre qu’on leur proposait8.

Ces grands chefs religieux n’étaient pas des personnalités isolées. En fait, ils étaient à la tête de vastes clans familiaux comprenant souvent des dizaines et même des centaines de membres. Il y avait par exemple les Akit, les Kati ou encore les Baghayogho. Si beaucoup étaient d’origine arabe ou berbère, ils pouvaient aussi être songhay ou soninké, L’Askya décida d’utiliser leurs compétences dans deux principaux domaines : la justice et l’enseignement.

Sur le plan judiciaire, il créa ainsi pour eux des postes de juges (kadi), afin qu’ils puissent rendre la justice dans les principales villes de son empire en y faisant appliquer strictement la loi religieuse (shari’a)9. Le plus estimé et le plus puissant des religieux de cette époque, le shaykh Mahmud ibn ‘Umar ibn Muhammad al-Akit (1463-1548), fut ainsi nommé au poste de kadi de Timbuktu en 1498 (904 H).

Sur le plan éducatif, les religieux de Timbuktu entreprirent de rouvrir les écoles et les cercles d’enseignement qu’ils avaient été contraints de fermer durant le règne précédant. Cette politique permit à Timbuktu de redevenir un grand foyer d’étude. Des milliers de jeunes étudiants (talib) en sciences islamiques, attirés par leur réputation, vinrent en effet s’y installer pour apprendre les sciences religieuses. Ils repartiraient ensuite dans leurs villages afin d’y exercer les fonctions d’imams, de notaires et de juges. A partir de là et pour les siècles à venir, les puissants et riches lignages de savants de Timbuktu purent ainsi contrôler les systèmes juridiques et éducatifs dans toute la région du Sahel. Maîtres incontestés de l’écrit, ils allaient faire beaucoup pour établir la renommée de l’Askya, de son vivant comme après sa mort.

Mais l’Askya ne se contenta pas d’être en bons termes avec les savants de son pays, il invita aussi fréquemment à sa cour des lettrés venus d’autres régions du monde musulman. En 1502, il reçut ainsi la visite d’un célèbre juriste, le shaykh Muhammad al-Maghili10, qui était venu depuis l’oasis du Twat pour le rencontrer. Environ cinq années plus tard, l’Askya accueillit à sa cour deux marchands arabes, un oncle et son jeune neveu, Al-Hassan ibn Muhammad al-Wazzani (v. 1490 – v. 1550), qui deviendra un jour célèbre en tant que chroniqueur sous le nom de Léon l’Africain. Passé au service des papes, Léon rédigera en effet vers 1530 une longue description de son séjour parmi les habitants du Bilad as-Sudan (le « pays des Noirs »)11. En 1519 enfin, l’Askya accueillit à Gao l’un des membres de la famille du sharif de La Mekke, un certain Mulay as-Sakli, qu’il combla de bienfaits en lui attribuant notamment les revenus de 2 000 serfs afin qu’il puisse tenir son rang. En agissant ainsi, l’Askya espérait bien voir rejaillir sur son Etat la bénédiction divine (baraka) qui s’attachait à son hôte en vertu de son ascendance prophétique.

. Le pèlerin

Une fois qu’il estima son autorité suffisamment assurée, Muhammad décida de rééditer le geste accompli en leur temps par trois anciens souverains (mansa) du Mali qui avaient accompli le grand pèlerinage de La Mekke12. L’affaire n’était pas mince, car il s’agissait d’entreprendre un voyage périlleux qui l’obligerait à s’aventurer dans l’un des déserts les plus arides du monde et à passer parmi des populations souvent hostiles et avides de butin13. Cela signifiait aussi et surtout que le maître du pays allait devoir s’absenter pendant près de deux années et laisser son trône à la merci de rebelles ou d’usurpateurs éventuels.

Mais le jeu en valait la chandelle. Car, comme l’affirmaient les savants, seul le grand pèlerinage, le hadj, pouvait permettre à un croyant d’effacer tous ses péchés. Or l’Askya savait bien qu’il avait commis un grave péché en s’emparant du pouvoir par la force, suscitant ainsi une coupable division (fitna) au sein de la communauté. Certes, ses amis les savants avaient ensuite légitimé son coup de force en arguant qu’il n’avait agi que pour assurer la défense de l’islam, cause plus importante et plus sacrée que nulle autre. Mais beaucoup parmi le peuple n’acceptaient pas cet argument et même une partie de l’élite regrettait l’état d’abaissement dans lequel avait chu l’illustre dynastie des Sonni, qui avait perdu le trône de ses ancêtres et dont l’honneur avait été bafoué. Nul n’osait le lui dire en face, mais lui l’Askya savait qu’une sourde colère régnait jusque dans son palais. Accomplir le Hadj et revenir sain et sauf de ce long périple, voilà qui prouverait aux yeux de tous qu’il bénéficiait manifestement de la miséricorde divine et qu’il était dans son bon droit. Même les animistes en seraient impressionnés.

L’Askya commença donc par réunir de quoi assurer son voyage dans les meilleures conditions. De tout son empire, des provisions de dattes et de blé lui parvinrent en très grandes quantités. Les tribus et les villes furent également invitées à envoyer une délégation de leurs notables et de leurs principaux chefs religieux afin qu’ils puissent accompagner Sa Majesté (ce qui serait aussi un moyen de les avoir à l’œil). En fin de compte, on parvint à réunir une caravane comptant plusieurs centaines de pèlerins et, afin d’assurer leur sécurité, l’Askya décida de les faire accompagner d’une solide escorte de 1 500 soldats, dont 500 cavaliers.

Après avoir confié la régence à son frère cadet Amar, l’Askya quitta donc finalement Gao en octobre 1495 (safar 901 H) pour prendre la direction du Nord-Est. La traversée de l’immense désert du Sahara se déroula dans les meilleures conditions. Il faut dire que l’on avait recruté  d’excellents guides et envoyé des émissaires auprès de toutes les tribus pour se prémunir contre d’éventuelles attaques. Au plus fort de la journée, les pèlerins s’installaient sous des arbres ou des rochers afin de se mettre à l’abri de la morsure du soleil. Chaque soir, ils s’arrêtaient et faisaient boire et paître leurs montures avant de reprendre leur route au petit matin. Lorsque la lune était pleine et offrait une visibilité suffisante, on voyageait de nuit.

Comme l’on pouvait s’y attendre, ce périple fut aussi parsemé de nombreux prodiges. Une nuit, des pèlerins affirmèrent par exemple avoir rencontré une cohorte de djinns croyants gouvernés par un certain Shambarush dont on disait qu’il avait personnellement connu le Prophète de l’islam. Interrogé par ses visiteurs, Shambarush confirma que l’Askya était bel et bien le maître légitime de l’Etat et lui prédit un règne glorieux. Au bout de plusieurs mois de périple, l’arrivée dans la verdoyante vallée du Nil fut bien évidemment pour les pèlerins une vision enchanteresse.

En pénétrant au Caire, l’Askya découvrit une cité à nulle autre pareille. La capitale de l’Égypte était en effet la plus vaste et la plus riche métropole de tout le monde musulman. Il y fut reçu par le sultan mamluk en personne, le très puissant Al-Ashraf Sayf ad-dîn Ka’ytbay, qui gouvernait son pays d’une main de fer depuis près de trente ans (mais le souverain était déjà fort âgé et la cour bruissait d’intrigues et de complots). Il s’entretint aussi longuement avec l’imam Abd ar-Rahman ibn Abi Bakr as-Suyuti (1445-1505), qui passait alors pour le plus illustre de tous les savants musulmans.

L’Askya poursuivit ensuite sa route et, après avoir enduré pendant plusieurs semaines le terrible vent sec du désert d’Arabie, le fameux simûn, il arriva finalement à la Mekke au cours de l’été 1496. A l’occasion d’une semaine épique, il allait accomplir un à un tous les rites (manasik) du grand pèlerinage. Il n’est sans doute par inutile de revenir un peu sur les détails de cette cérémonie car elle a joué un très grand rôle dans la formation religieuse et politique de l’Askya.

Le premier jour de son arrivée, et tandis qu’il pénétrait les limites du territoire sacré qui entoure La Mekke, il dut tout d’abord prononcer à haute voix son intention (niyya) d’accomplir fidèlement et sincèrement tous les rites du pèlerinage. Afin d’y parvenir, il s’était fait entourer d’une impressionnante cohorte de savants qui les connaissaient tous parfaitement, aussi bien sur le plan théorique (car ils les avaient soigneusement étudiés) que pratique (puisqu’ils les avaient souvent déjà accomplis en personne). Avec leur aide, il endossa donc en premier lieu l’habit de pèlerin, qui était composé de deux pièces d’étoffe blanche sans couture, l’une ceinte autour de la taille, l’autre placée sur les épaules. Devenu désormais un muhrîm, c’est-à-dire un être en état de sacralité, il allait devoir adopter le comportement correspondant. Outre le fait de ne plus avoir de relations sexuelles et de ne pas pouvoir tuer un quelconque être vivant, il devrait faire preuve en chaque occasion de l’honnêteté et de la cordialité la plus scrupuleuse. Une fois cet engagement pris devant Dieu, il put s’avancer vers la ville sainte. Cheminant à dos de chameaux entouré par des centaines de coreligionnaires, il récitait à voix haute l’importante prière de la talbiyya, qui consiste à répéter sur un rythme lancinant : « Me voici à Toi, ô Mon Dieu, Me voici ! Me voici à Toi, Tu n’as pas d’associé, me voici à Toi ! En vérité la Louange, la Grâce et la Souveraineté te reviennent ! Tu n’as pas d’associé ».

Après être arrivé dans la ville de La Mekke, qui n’était alors qu’une grosse bourgade, il pénétra dans la Mosquée sacrée (al-masdjid al-haram) par la « porte de la paix » (al-bab as-salam) et rejoignit la Ka’ba. La première vision qu’il eut de ce monument, récompense de tant d’efforts, fut sans doute pour lui un moment d’une grande intensité émotionnelle. Toujours juché sur son chameau (un privilège accordé aux princes), il accomplit ensuite sept circumambulations (tawaf al-kudum), en partant de l’angle sud-est de l’édifice, là où se trouve la fameuse « pierre noire » (al-hadjr al-aswad). Après la fin de chaque tour, lorsqu’il passait devant la pierre, il prononçait la formule du takbir (« Dieu est le plus grand »). Après avoir achevé ses circumambulations, il descendit de sa monture et accomplit deux unités de prière derrière la station d’Ibrahim (makam ibrahim), là même où Abraham était censé s’être appuyé pour édifier la première Ka’ba. Il but ensuite de l’eau de la source de Zamzam, considérée comme miraculeuse, et reprit un peu de force avant de se rediriger vers les collines de Safa et Marwa. Ces deux monticules, séparés par une distance de 420 mètres, n’avaient pas encore été recouverts et enveloppés dans un bâtiment comme c’est le cas aujourd’hui. La course (sa’iy) que le pèlerin se devait d’accomplir entre ces points se faisait donc à l’air libre, dans la chaleur écrasante du soleil. Démarrant de Safa, l’Askya effectua ainsi quatre allers puis trois retours et termina le sa’iy à Marwa.

Une fois ce rite achevé, il remonta sur son chameau et quitta la Mosquée sacrée pour se rendre à Mina, un lieu-dit situé à environ huit kilomètres au Nord-Est de La Mekke. Après avoir accompli de nombreuses prières, il dormit ensuite sur place entouré de toute sa cour. S’il y avait bien évidemment beaucoup moins de pèlerins que de nos jours, le Hadj médiéval rassemblait malgré tout plusieurs dizaines de milliers de personnes venues de tout le monde musulman. Ce fut donc pour l’Askya l’occasion de rencontrer des pélerins d’Égypte, du Yémen et d’Afrique du Nord, mais aussi du Turkestan, des Indes, de Malaisie, etc. Beaucoup de ceux qui venaient le voir pour lui présenter leurs hommages et repartaient chargés de cadeaux somptueux. Au matin du deuxième jour (9 dhu l-hidja), l’Askya quitta Mina pour parcourir les quatorze kilomètres qui le séparaient de la colline d’Arafat (djabal ‘Arafat), où il arriva pour midi. Il demeura dans les environs de cette « montagne de la miséricorde » (djabal ar-rahman) jusqu’au coucher du soleil. Ce rite était considéré comme le sommet et le point le plus importante du hadj. Méditant toute la journée, le pèlerin devait songer à la venue du Jour du jugement dernier et penser à tous ceux que Dieu affranchira de l’Enfer sous l’effet de sa miséricorde alors qu’ils y étaient pourtant destinés du fait de leurs mauvaises actions.

Au moment où la nuit tombait, l’Askya reprit le chemin inverse. A marche rapide (‘ifada), il se dirigea vers le lieu-dit de Muzdalifa. Là, au pied du mont Kuzah, il passa la nuit en multipliant prières et louanges. Ce fut la « nuit de l’union » (laylat al-djam’), l’un des sommets de la relation mystique que le croyant doit entretenir avec son Seigneur. Au matin du troisième jour, il quitta Muzdalifa pour rejoindre Mina, ramassant au passage les trois cailloux dont il allait se servir pour accomplir le rite suivant, dit de la lapidation des stèles (at-tashrik al-djamrat). Tout en prononçant à chaque fois le takbir, il jeta sur chacune des trois stèles sept cailloux représentant les péchés des hommes en commençant par la plus petite et en finissant par la plus grande.

Après quoi, il procéda au sacrifice d’une bête, mouton ou chameau, afin de commémorer celui accompli jadis par Abraham, qui avait accepté de sacrifier son fils unique avant d’en être empêché et de recevoir en lieu et place un animal à égorger. C’était la « célébration de l’immolation » (al-‘îd al-adhâ). Revenu à La Mekke, l’Askya accomplit alors autour de la Ka’ba les sept « circumambulations de l’adieu » (at-tawaf al-wada’). Il se fit ensuite raser le crâne (al-halk) afin de montrer qu’il renonçait définitivement à ses errements passés et qu’il s’abandonnerait désormais tout entier à la volonté divine. Son pèlerinage fut alors considéré comme achevé et il put recommencer à revêtir ses vêtements habituels14.

Pendant tout son séjour dans la ville sainte, l’Askya avait distribué très largement ses aumônes. On dit qu’il dépensa ainsi près de 100 à 150 000 pièces d’or. Après quoi vint le temps du départ. Sur le chemin du retour, il passa à Médine pour y visiter la tombe du Prophète de l’islam. Il eut alors le rare privilège de se voir ouvrir les grilles qui abritent le monument et put ainsi faire ses dévotions en s’approchant au plus près du tombeau, ce qui fut, à n’en pas douter, un autre instant particulièrement émouvant. Il profita de son passage dans la ville pour acheter une palmeraie dont les revenus annuels devaient être utilisés pour aider les pèlerins originaires du pays Songhay lors de leurs passages dans la région.

Il prit alors le chemin du retour et repassa par le Caire. Le sultan Ka’ytbay étant mort entre temps, c’était son fils, An-Nâsir Muhammad, un jeune homme inconstant et frivole, qui lui avait succédé. C’est alors, semble-il, que l’Askya put rencontrer le calife abbasside Abd al-‘Aziz al-Mutawakkil. Avant de reparti vers son pays, il sollicita de ce dernier la reconnaissance officielle de son pouvoir sur les Songhay15. Au cours d’une audience solennelle, le calife lui donna un turban ainsi qu’un sabre ouvragé avant de le désigner ensuite comme le gouverneur (wali) du Takrur avec autorité sur l’ensemble du « pays des noirs d’Occident » (Bilad as-Sudan al-Gharbi). L’Askya entama alors une nouvelle fois la traversée du Sahara et arriva finalement à Gao en août 1497 (dhu l-hidjdja 902 H).

L’Askya se montrera très marqué par ce long voyage. Par la suite et à chaque fois qu’il en eut l’occasion, il prendra toujours plaisir à interroger des commerçants ou des pèlerins revenant de ces régions porteurs de nouvelles fraîches. Qu’était donc devenu tel ou tel savant qu’il avait pu rencontrer à La Mekke ou Médine ? Comment se portait la santé de tel ou tel prince qu’il avait croisé au Caire16 ? Voilà le genre de narrations qu’il ne se lassait pas d’entendre. Il demeurera également en contact avec l’imam As-Suyuti et n’oubliera jamais de déposer une lettre à son intention lorsqu’une caravane prendrait le chemin de l’Égypte depuis Gao. Dans ces missives, il lui demandait souvent conseil sur ce qu’il convenait de faire devant tel sujet politique ou bien l’interrogeait sur des points de droit musulman restés obscurs pour lui et sa cour. Il n’oubliait pas non plus de lui demander de prier pour le salut de son âme et la paix de son empire. Plus tard au cours de son règne, en 1519, l’Askya décida de faire venir auprès de lui l’un des membres de la famille du sharif de La Mekke, un certain Mulay as-Sakli, qu’il installa à Gao avec le titre d’ambassadeur.

. Le conquérant

A son avènement, Muhammad avait hérité d’une armée connue dont l’endurance et la discipline de fer étaient proverbiales. L’encadrement de cette troupe était assuré par un corps d’officiers au sommet duquel se trouvaient le général en chef (Bal-Magha). Sous les ordres de ce dernier se trouvaient le commandant de la cavalerie (Baray-Koy), celui de l’avant-garde (Djina-Koy), de l’infanterie (rabb at-tarik), mais aussi l’intendant (Guray-Farma) et le chef des archers (Tongo-Farma). En ce qui concernait les soldats du rang, l’Askya décida de renoncer aux levées en masse pratiquées à l’époque de Sonni Ali et opta pour la création d’une armée permanente constituée essentiellement d’anciens prisonniers de guerre que l’on avait choisi d’épargner. Cette initiative lui permit de laisser les paysans s’occuper de leurs champs toute l’année.

Dès lors qu’elles partaient en campagne, les troupes se faisaient accompagner par un cortège de musiciens munis de longues trompettes (kakaku) d’ivoire, mais aussi de tambours frénétiques et de flûtes stridentes qui manifestaient ainsi bruyamment la puissance de leur maître. Pour se battre, chaque fantassin disposait d’arcs et de flèches ainsi que de longues piques et de boucliers en cuir d’hippopotame. Les cavaliers, quant à eux, étaient équipés d’épées de fer. Leurs chevaux et eux-mêmes étaient parfois protégés par des cotes de maille ou des plaques de métal. Capables de traverser les savanes, de franchir les montagnes, les marais et les dunes de sable, les soldats de l’armée songhay savaient fondre sur leurs ennemis avec une grande rapidité. Chaque soir, ils se regroupaient en un vaste campement comprenant souvent plusieurs milliers de tentes. Lorsque la troupe revenait victorieuse à Gao, son arrivée déclenchait de grandes réjouissances. Dans toute la ville ce n’était plus alors que fêtes et banquets tandis que les soldats victorieux partaient revendre leur butin sur les marchés. Lorsqu’elle n’était pas en opération, l’armée des Songhay stationnait en plusieurs points situés le long du Niger : Gao, Tindirma, Kabara et le Dendi.

Comme Sonni ‘Ali l’avait fait avant lui, l’Askya accorda tous ses soins à sa flotte de guerre qui lui permettait de pouvoir déplacer son armée le long du Niger. Il fit donc construire à Kabara, à quelques kilomètres de Timbuktu, un véritable arsenal où il put rassembler près de 2 000 pirogues de guerre. Il en confia la charge à un officier spécialisé, le Hi-Koy, qui fut choisi parmi les pécheurs Sorko.

Depuis sa jeunesse, l’Askya avait toujours été un grand guerrier, un homme énergique et aventureux. Aussi n’est-ce pas étonnant s’il décida de reprendre à son compte la politique expansionniste jadis menée par Sonni Ali. Dès le mois de septembre 1494, c’est-à-dire l’année qui suivit sa prise de pouvoir, il envoya donc son frère Amar mener une première campagne contre la région de Diakha (ou Zagha?). Amar fut victorieux et en profita pour ramener avec lui plusieurs centaines d’artisans spécialisés en maçonnerie afin qu’ils l’aident à bâtir la nouvelle capitale régionale qu’il avait décidé de fonder : Tindirma. Pendant ce temps, l’Askya mena de son côté une expédition dans la région de Bakar-Magha.

A peine fut-il revenu de La Mekke que, désormais auréolé d’un prestige nouveau, l’Askya décida de poursuivre cette politique extérieure très offensive. Il débuta donc ses opérations dès le mois d’août 1498 en attaquant Na’asira, le souverain des Mossi du Yatenga. Bien que de taille assez réduite, ce pays était connu pour le caractère farouche de ses habitants et la grande combativité de ses soldats. Menant des raids très audacieux, les Mossis du Yatenga étaient d’ailleurs parvenus à piller les deux grandes cités de Timbuktu et Walata sous le règne de Sonni Ali et ce dernier avait dû batailler contre eux à de multiples reprises. Sur le conseil des chefs religieux qui l’entouraient, l’Askya décida de faire de cette opération un véritable djihad. Conformément aux règles à appliquer en la matière, il commença donc par envoyer un émissaire au roi du Yatenga afin de lui demander de se convertir à l’islam. Très attaché au culte de ses fétiches, le prince refusa avec hauteur. L’Askya s’avança alors à la tête de ses troupes. Il pénétra sur les terres de son adversaire, prit son campement, fit de nombreux prisonniers mais dut finalement se retirer face à la poursuite de la résistance. Cette dernière s’avéra d’ailleurs si efficace que les Songhay durent en fin de compte renoncer à annexer le territoire du Yatenga. Tout au moins mirent-ils ce dernier sur la défensive car il ne devait plus y avoir d’offensive mossi pendant toute la suite du règne.

En août 1499, l’Askya mena une campagne dirigée contre le gouverneur de la partie orientale du royaume du Mali, le Baghana-Fari. La région fut annexée et, au cours des combats, l’un des principaux chefs peuls, un certain Dinba-Donbi, fut vaincu et tué. Au passage, le gouverneur de Djenné fut destitué et ramené à Gao pour y être emprisonné (sans doute n’avait-il pas soutenu l’Askya à son accession au trône).

En 1500, l’Askya mena une campagne contre le chef touareg Muhammad ibn Abd ar-Rahman, installé à Tadeliza, dans le massif de l’Aïr. Les habitants de la région furent contraints de reconnaître l’autorité des Songhay et de payer tribut.

En 1501, l’Askya et son frère Amar tournèrent de nouveau leurs forces contre les Mandingues du Mali. Ils les vainquirent, pillèrent leur palais, déportèrent leurs familles et leur arrachèrent le contrôle de la vaste et riche province de Dyara.

En 1505, après quelques années de paix, l’Askya décida de mener une campagne contre le royaume des Baribas du Borgou, dans le nord de l’actuel Bénin. Il descendit le long du Niger avec sa flotte et parvint jusqu’en aval de Gaya. Il se contenta toutefois de rafler des prisonniers et repartit sans avoir pu annexer le pays.

En 1507, l’Askya mena une nouvelle expédition contre le Mali. Il s’avança alors très loin vers l’Ouest, jusque dans la région du Galam située dans l’actuel Sénégal.

En 1512, après avoir été réunies derrière le vice-roi Amar, les armées songhay menèrent une grande offensive contre un puissant chef peul, Tenguella. Maître du pays de Futa-Kingi depuis 1464, ce dernier s’en était pris à des marchands venus de Gao qui passaient sur son territoire, ce qui avait donné un prétexte aux Songhay pour intervenir (d’autant plus que la rumeur affirmait que l’impudent se prétendait aussi prophète !). La bataille finale eut lieu dans un lieu appelé Zara. Elle fut difficile mais Tenguella périt et ses partisans furent contraints de se disperser17.

Dès l’année suivante, en 1513, l’Askya tourna son regard vers l’Est et les royaumes Haoussa. Il s’allia alors à un certain Muhammad, le kanta (roi) du Kebbi et réussit grâce à lui à s’emparer de la principauté voisine de Katsena.

En 1515, l’Askya se dirigea vers le Nord-Est et pénétra une nouvelle fois dans le massif de l’Aïr, le fief des Touaregs. Il battit leur chef, l’amenokal al-‘Udala et s’empara de la grande oasis d’Agadez. Il installa ensuite des forces dans cette cité, ce qui dès lors le mit presque en contact avec l’autre grand empire sahélien, le Bornou.

En 1516, frustré de n’avoir pas obtenu la part du butin qu’il estimait lui revenir après la chute d’Agadez, le kanta du Kebbi se révolta contre l’Askya. En 1516 et 1517, ce dernier dut mener deux expéditions contre le royaume du Kebbi mais sans pouvoir le réduire.

En 1517, Amar mena une ultime expédition contre le Mali, qui dès lors ne fut plus que l’ombre de ce qu’il avait jadis été.

Aux alentours de 1520, c’est-à-dire au terme de 25 années de campagnes presque ininterrompues, le territoire placé sous la domination de l’Askya avait atteint une immense. A l’Ouest, il touchait presque les rivages de l’Atlantique tandis qu’à l’Est, il englobait le massif de l’Aïr. Au Nord, il s’enfonçait très loin dans les dunes du Sahara et, vers le Sud, il atteignait les lisières de la forêt tropicale. La dernière partie du règne de l’Askya fut plus pacifique, ce qui lui permit se consacrer à la prospérité de ses États.

Partie II

Notes : 

1 Cette histoire de poisson fétiche n’est pas sans rappeler celle que les pêcheurs Sorko du Niger racontent à propos de leur ancêtre légendaire, Faran Maka Bote, qui aurait effectivement réussi à vaincre un tel animal. Il est probable que cette version soit plus ancienne et qu’elle ait été à l’origine de celle de Za al-Ayaman. Il était en effet courant pour les dynasties musulmanes de l’époque médiévale de « s’inventer » un ancêtre arabe, et particulier yéménite, afin de « magnifier » en quelque sorte leurs origines.

Les fouilles archéologiques ont démontré que la ville de Gao fut fondée vers le 8ème siècle de notre ère. Bâtie en pierres sèches, elle était sans doute gouvernée par des Berbères Sanhadja de confession ibadite. Il n’est pas impossible qu’un marché ait existé bien avant, à l’époque des Garamantes, lorsque la région constituait le débouché de la « routes des chars » qui reliaient la côte libyenne à la région du Niger.

3 Heureusement, Sonni Ali, en plus d’être tyrannique, était aussi d’humeur changeante et, lorsqu’il apprenait qu’une personne dont il avait jadis demandé la mise à mort dans un accès de colère était encore vivante, il s’en montrait généralement ravi et ordonnait instamment sa grâce.

4 Fut-il tué ou bien parvint-il à s’enfuir, les avis divergent. Toujours est-il que les membres de la famille de Sonni Ali qui avaient survécu à la chute de la dynastie furent rapidement reconnus en tant que magiciens (sohance). Aujourd’hui encore, ils occupent d’ailleurs une place importante dans la société songhay.

5 D’autres donnent une origine différente au terme d’Askya. Il pourrait ainsi venir d’ashku, ce qui en tamashek (la langue touareg) signifie « le petit captif » ou « le bien élevé », un surnom que Muhammad aurait ainsi reçu dès sa jeunesse et non pas à son avènement.

6 En fait, il faudra attendre les 18 et 19èmes siècles pour que l’islam ne s’impose vraiment dans les campagnes sahéliennes, grâce principalement aux efforts des confréries mystiques (Tidjaniyya, Kadiriyya, etc.) et de certains chefs de guerre (Osman Dan Fodio, Samory Touré, etc.).

7Et c’est pourquoi on appelle toujours cette dernière l’Askya Djira, la « mosquée de l’Askya ». Conformément à la tradition architecturale toujours en usage dans la région, ces différents bâtiments ont été construits en banco, c’est-à-dire à l’aide de briques crues composées d’un mélange d’argile et de paille séchée renforcés de poutres de bois. Cette particularité explique que ces bâtiments doivent être sans cesse reconstruits car ils résistent très mal aux intempéries.

8 Certains chercheurs estiment même que le coup d’État de 1493 aurait été fomenté par les savants réfugiés à Walata, qui auraient ainsi poussé Muhammad à s’emparer du trône.

9 Il installa ainsi le premier kadi de Djenné. Auparavant, ces villes avaient déjà eu des chefs religieux, mais ils servaient en tant qu’imams et prédicateurs. Éventuellement, il leur arrivait aussi de jouer un rôle d’arbitre dans les conflits. A partir de l’Askya Muhammad, ils reçurent la mission de rendre la justice en s’appuyant sur le corpus malékite traditionnel, à savoir Muddawwana de Sahnun, la Risala d’Ibn Abi Zayd al-Kayrawani, le Mukhtasar de Khalil, le Miyar d’Al-Wansharisi, etc.

10 Muhammad ibn Abd al-Karîm al-Maghili (Tlemcen/Tilimsan, 844 [1440] – Twat, 909 [1504]). Ce juriste malikite avait reçu une formation classique auprès des plus hautes autorités de Tlemcen. Installé dans l’oasis du Twat, au cœur de Sahara, il polémiqua sur la présence juive dans la région (notamment dans la Risalat fi ahkam ahl al-dhimma) et finit par s’attirer l’hostilité de la population locale, ce qui l’obligea à s’exiler. Il traversa alors le Sahara et s’installa successivement chez les Haussas de Kano puis les Songhay de Gao. Il y enseigna l’islam avec un grand succès et écrivit divers traités de gouvernement.

11 Des chercheurs ont remis en cause la véracité du voyage de Léon l’Africain au Sahel. Il pourrait n’avoir tiré ses informations qu’indirectement.

12 Le mansa Uli vers 1270, le mansa Sakura en 1300 et bien sûr le mansa Musa en 1324.

13 Le mansa Sakura fut d’ailleurs tué à son retour de La Mekke au moment où il traversait le territoire des Afars (actuel Djibouti).

14 Le pèlerinage mekkois une fois accompli, le fidèle pouvait effectuer une visite pieuse sur le tombeau du Prophète et de ses compagnons à Médine. Cette visite au Prophète (ziyarat an-nabi), bien que non obligatoire (fard), n’en revêtait pas moins un caractère particulièrement bénéfique.

15 Plusieurs chroniqueurs prétendent que c’est en réalité le sharif de La Mekke, en l’occurrence Muhammad ibn Barakat (m. 1497), qui aurait donné à l’Askya son investiture et non pas le calife abbasside du Caire. Mais cela est peu vraisemblable, car Muhammad ibn Barakat n’avait pas le pouvoir d’accorder en son nom une telle investiture. Il était en effet le vassal direct des Égyptiens, qui auraient sans doute très mal pris la chose. Le « sharif Al-Abbassi » évoqué par les sources est donc plus certainement le calife Al-Mutawwakil II, qui était effectivement issu de la prestigieuse dynastie des Abbassides

16 C’est sans doute ainsi qu’il apprit en 1517 que la dynastie des Mamluks avait été renversée et que tout l’Orient, y compris l’Egypte, se trouvait désormais placé sous l’autorité des Turcs ottomans (Osmanli).

17 Son fils, Koly, se réfugia avec les survivants dans le massif du Futa-Djalon. Dès les années 1530, il allait revenir en force et réussir à s’imposer à la tête du Futa-Toro. Il fonda ainsi la dynastie animiste des Denyankobé, qui resta au pouvoir dans l’est de l’actuel Sénégal jusqu’en 1776.

Crédit photographique : pêcheur sur le fleuve Niger [Ferdinand Reus from Arnhem, Holland [CC BY-SA 2.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)%5D, via Wikimedia Commons]

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