Activiste politique et fondateur du mouvement des « Dévots de l’Islam », Navvab Safavi est souvent considéré comme le père de l’islam politique iranien contemporain. Sa mort sous les balles du régime, à l’âge de seulement trente deux ans, n’a fait que renforcer cette aura de martyr et de précurseur de la révolution iranienne de 1979.
Navvab Safavi, de son vrai nom Mudjtaba Mir-Lawhi, naît à Khanyabad, au sud de Téhéran, vers 1923-1924. Fils d’un mollah répondant au nom de Sayyid Djavad Mir-Lawhi, il grandit dans une famille très religieuse qui revendique une ascendance alide. Comme beaucoup de clercs, le père de Mudjtaba a combattu avec vigueur la politique de la laïcisation décidée par le général Reza Pahlavi, qui a accédé au pouvoir grâce à un coup d’état le 20 février 1921 avant de se faire couronner empereur cinq ans plus tard. Djavad Mir-Lawhi fera d’ailleurs près de trois années de prison pour avoir oser gifler le ministre de la Justice, Ali Akbar Davar, qui avait été l’un des principaux artisans de cette politique.
Djavad Mir-Lawhi meurt peu de temps après sa libération et le jeune Mudjtaba est alors pris en charge par son oncle maternel, le juge Sayyid Mahmud Navvab Safavi. Grâce à l’appui de ce dernier, il va pouvoir poursuivre de solides études, d’abord à l’école Hakim Nezami, puis à « l’Institut Technique Allemand » (Madrasa ye San’ati). En 1943, il quitte Téhéran pour rejoindre Abadan où il a trouvé à s’employer au sein de l’Anglo-Iranian Oil Company, la compagnie anglo-iranienne qui exploite les gisements pétroliers du pays.
A peine six mois après son arrivée cependant, il se retrouve impliqué dans une grève menée par des ouvriers qui protestaient contre le comportement de l’un de leurs contremaîtres britanniques. Afin d’éviter d’être arrêté, Mudjtaba prend un bateau et gagne secrètement l’Irak. Il s’installe alors à Nadjaf, la « ville sainte » du shi’isme duodécimain, où il va vendre des parfums et travailler comme charpentier tout en étudiant la religion pendant environ une année. Il est finalement de retour à Téhéran à la fin de l’année 1944.
L’éducation que lui a inculqué son père, les persécutions que ce dernier à subies, sa propre expérience de la répression et les rencontres qu’il a faites à Nadjaf, tout cela a manifestement conforté le jeune homme exalté qu’est Mudjtaba dans sa vision pessimiste de la société et de l’Etat iranien. Il estime qu’ils ont besoin d’être tous les deux purifiés et réformés en profondeur et qu’ils doivent retourner vers leurs valeurs religieuses ancestrales au lieu d’imiter vainement l’Occident. Pour illustrer sa pensée, Sayyid Mudjtaba décide de prendre le nom de famille de sa mère et de se faire appeler « Navvab Safavi », « l’Envoyé des Safavides », du nom de cette dynastie qui avait fait du shi’isme la religion de l’Etat iranien au début du 16ème siècle.
Informé des propos et des écrits du penseur réformiste Ahmad Kasravi, qui défend ouvertement une réécriture de la tradition religieuse islamique et qui n’hésite pas à moquer certaines idées et pratiques du clergé shi’ite, Navvab Safavi se met en tête de le châtier d’autant plus durement que la rumeur (fausse) s’est répandue que Kasravi se présentait comme un nouveau prophète et faisait brûler les livres saints du shi’isme lors de véritables autodafés. Le 14 mai 1945, Navvab Safavi échoue dans sa tentative d’assassinat de Kasravi, car il est appréhendé juste avant d’avoir pu passer à l’acte. Lorsqu’il est finalement remis en liberté au bout de deux mois, il constate qu’il a désormais acquis une certaine célébrité.
Refusant d’être considéré comme un chef religieux ou politique, Navvab Safavi se présente surtout comme l’apôtre de la colère du petit peuple iranien et de la bourgeoisie pieuse, celle du bazar, qui n’accepte plus de voir ses valeurs et son mode de vie traditionnelle combattus et méprisés par une élite qui, pour Navab Safavi, n’a faire vendre le pays à des étrangers dont elle a adopté ses mœurs. Son discours ne tarde pas à porter et de nombreux jeunes hommes, sensibles à son combat, commence ainsi à le rejoindre. Pour mieux les encadrer, il fonde en 1946 l’organisation des « Dévots de l’Islam », Feda’ian e-Eslam, ou plus littéralement « Ceux qui se sacrifient pour l’Islam », c’est-à-dire ceux qui sont prêts à aller jusqu’à mettre leur vie en jeu là où tous les autres semblent être demeurés passifs et résignés, face à une décadence qui menace pourtant l’âme même du peuple iranien. A son apogée, cette organisation comptera près d’une centaine de membres actifs et plusieurs milliers de sympathisants, principalement répartis entre les grandes cités de Kom, Téhéran et Mashad.
Le 11 mars 1946, deux membres des Feda’ian, les frères Emami, parviennent finalement à abattre Kasravi et son secrétaire, après avoir réussi à pénétrer dans l’enceinte du ministère des Finances. Le grand ayatollah, Sayyid Abu l-Kasim Kashani (1882-1962), leur apportent son soutien officiel et cet important ralliement va donner un crédit considérable aux Feda’ian. En 1947 et 1948, Safavi organise plusieurs manifestations de soutien à la cause palestinienne. Il voyagera également en Irak, en Jordanie (1954), en Égypte et dans plusieurs autres pays musulmans dans le but de nouer des liens avec des militants de l’islam politique sunnite.
Mais une tentative de meurtre perpétrée contre le shah Reza Pahlavi, le 4 février 1949, fournit finalement au pouvoir l’occasion qui lui manquait pour réprimer le mouvement. Le gouvernement instaure la loi martiale, prononce l’interdiction du parti pro-communiste Toudeh et envoie l’ayatollah Kashani en exil au Liban. La plupart des Feda’ian sont alors emprisonnés, mais ceux qui sont demeurés libres réagissent en assassinant, le 5 novembre 1949, Abd Al-Husayn Hazir, l’un des conseillers du shah et le principal artisan de la répression.
En 1950, Navvab Safavi publie un livre, le Rāhnemā-ye ḥaqāʾeq, dans lequel il expose son programme pour l’Iran : il prône l’application stricte de la loi islamique, l’expulsion de tous les étrangers, une politique sociale plus égalitaire, la mise en place d’un gouvernement représentatif (qui n’aura toutefois pas de pouvoir juridique, celui-ci restant de la compétence exclusive du clergé) et enfin une lutte de tous les instants contre l’occidentalisation (gharbzadegi) des mœurs. Au passage, Safavi s’en prend de façon virulente à l’attentisme des clercs shi’ites, et notamment à la position conciliatrice de l’ayatollah Borujerdi, le principal leader duodécimain. Le 7 mars 1951, le Premier ministre iranien Hadj Ali Razmara tombe sous les balles des Feda’ian. Son assassin, Khalil Tahmasebi, devient alors un véritable héros pour les partisans de l’islam politique.
En avril 1951, le « Front National » de Mohammad Mossadegh, très marqué à gauche, gagne les élections et devient le premier parti du parlement iranien. Porté à la présidence du gouvernement, Mossadegh nationalise le secteur pétrolier, au grand dam des Anglo-Américains. Sa ligne de conduite nationaliste est activement soutenue par l’ayatollah Kashani, qui sera même nommé président de la Chambre basse. Mais Mossadegh se refuse pour autant à instaurer une République islamique et se rapproche au contraire des communistes. D’abord enthousiaste, Safavi finit donc par rompre avec lui. Le 8 juin 1951, le chef des Fedai’an est arrêté par la police. En janvier 1953, une grave émeute se produit à Kom et la pression exercée sur le gouvernement Mossadegh oblige finalement ce dernier à faire libérer Safavi dès le mois suivant. Le mouvement des Feda’ian prend alors de l’ampleur et se dote d’un journal, le « Combat du peuple » (Nabard-e mellat). Mais Navvab Safavi, qui a été fortement marqué par l’expérience de la détention, est devenu plus désabusé et plus conciliant. Il abandonne la rhétorique outrancière de ses débuts pour une approche plus réaliste, plus profonde et plus spirituelle des problèmes politiques.
En août 1953, avec l’aide de la CIA, le pouvoir royal reprend le contrôle de la situation politique et fait placer Mossadegh en résidence surveillée. Fin politique, Navvab Safavi accepte alors de se faire plus discret et, pendant un temps, il soutient même le nouveau Premier ministre Fazlollah Zahedi, à qui il sait gré d’avoir débarrassé le pays du communisme, et dont il espère qu’il va le mettre enfin sur la voie de l’Islam. Mais le ralliement du pouvoir iranien au « Pacte de Baghdâd », l’alliance militaire conçue par les USA pour barrer la route au communisme, représente une nouvelle déception pour Safavi. Le 16 novembre 1955, le chef du gouvernement, Hosayn Ala’, réchappe de peu à un attentat. Cette fois-ci la répression est beaucoup plus sévère qu’en 1951. Navab Safavi est arrêté le 22 novembre 1955. Au terme d’un rapide procès lui et trois de ses adjoints (Muhammad Vahedi, Khalil Tahmasebi et Mozaffar Zolqadr), sont condamnés à mort par un tribunal militaire et passés par les armes le 17 janvier 1956. Le corps de Safavi sera enterré à Kom dans le cimetière Wadi s-Salam.
Entrés en sommeil après la mort de leur chef charismatique, les Feda’ian referont parler d’eux par intermittence dans les années 1960. Le 21 janvier 1965, le Premier ministre Ali Mansur, coupable d’avoir accordé l’extraterritorialité aux soldats américains installés dans le pays sera ainsi abattu par les membres d’un mouvement se réclamant du même courant d’idées. En 1978-1979, beaucoup d’anciens Feda’ian rejoindront le camp de la « Révolution islamique » et certains occuperont même des postes au sommet de l’Etat. Aujourd’hui ,de nombreuses rues en Iran portent le nom de Navvab Safavi et l’enseignement officiel le présente toujours comme un grand martyr, qui aura su paver la voie pour faire triompher les idées qui seront portées au pouvoir par l’ayatollah Khomeini.
Sources :
- Ramin Jahanbeeglo : Iran, between Tradition and Modernity, Lexington Books, 2004.
Crédit photographique : http://iichs.org/caravan_tarikh/90_3/7_2989.htm [via Wikimédia Commons]